vendredi 11 novembre 2011

Compte-rendu de l'exposé de Raphaël Larrère

L’expérimentation animale : de quelques points de vue des soutiers de la recherche


Il y a quelques années, une UMR de l’Inserm avait organisé une journée consacrée à l’éthique de la recherche. Je figurais parmi les invités et j’avais choisi de faire une présentation, critique et argumentée, des points de vue des différentes éthiques animales sur l’instrumentalisation des animaux dans les expériences scientifiques. J’avais découvert les éthiques animales peu de temps auparavant et j’avais eu l’occasion de m’interroger à leur application à l’expérimentation scientifique pour avoir contribué à une mission sur ce thème à l’Inra. J’avais évoqué, la position kantienne, l’utilitarisme élargi et différentes théories des droits. J’avais alors développé ce que la fréquentation du Centre de recherche zootechnique de Theix, quelques entretiens avec des chercheurs dans le cadre de la mission expérimentation animale de l’Inra  et la lecture de quelques livres blancs, m’avaient appris de ce qu’était l’éthique spontanée des scientifiques. Il me semblait en effet que les chercheurs sont pris entre deux devoirs. Il leur faut produire des connaissances : c'est leur mission et leur raison sociale. Or, cela suppose éventuellement d'infliger douleurs, stress, mutilations et contraintes à des animaux. D'où le second devoir de ne pas s'avilir en les faisant souffrir en toute connaissance de cause. Axel Kahn (kantien conscient de l’être) avance un point de vue qui semble largement partagé par la majorité des chercheurs : les animaux ne sauraient avoir de droits protecteurs, car ils ne sont pas des sujets moraux et, dénués de conscience réflexive, ils n’ont pas de valeur intrinsèque. Cependant, puisqu’il s’agit d’êtres sensibles, les pratiques de laboratoire peuvent être jugées d'un point de vue éthique : comme l’écrit Axel Kahn, «  on peut considérer qu'une personne qui, connaissant la souffrance animale, la provoque sans rien faire pour la diminuer, a un comportement indigne de la personne humaine et donc immoral ». S’il ne doit donc pas y avoir d'entrave à l'expérimentation scientifique sur les animaux, on ne doit pas non plus leur infliger de « souffrances inutiles ».
Pour définir ce que sont les « souffrances inutiles » et donc les « devoirs » indirects envers les animaux de laboratoire, les scientifiques se tournent alors vers la rationalité instrumentale de l'utilitarisme et envisagent de procéder à une sorte de calcul coût/avantage, qui permettra de distinguer la souffrance « utile » de « l'inutile ». D'où, le bricolage auquel ils aboutissent : il s'agit d'inscrire, dans le cadre d'une déontologie kantienne, une sorte de calcul utilitariste. Si fruste qu'il soit, ce calcul va spécifier les devoirs de l'expérimentateur vis-à-vis des animaux qu'il manipule. Si l’on s’en tient à ce point de vue, les scientifiques peuvent, pour ce faire, s’inspirer de la règle dite “des trois R[AL1] ”.
La faveur de ce bricolage éthique auprès des communautés scientifiques s'expliquait selon moi aisément : grâce à lui, les scientifiques et les expérimentateurs restent maîtres de l'évaluation et décident du tolérable et de l'inadmissible. Les scientifiques ne prétendent-ils pas être les mieux placés pour apprécier les enjeux cognitifs (et même les enjeux économiques et sociaux) de leurs recherches? D’autres scientifiques ne sont-ils pas les plus à même d’évaluer et d’objectiver la douleur et la souffrance des animaux? L’évaluation éthique peut ainsi s’inscrire dans les procédures bien rodées des controverses scientifiques. Il s'agit bien de préserver le pouvoir des scientifiques sur l'évaluation de leurs activités : que nul citoyen lambda ne vienne poser des questions d'autant plus embarrassantes qu'il est supposé ignorer, ce que le scientifique est supposé savoir. J’avais achevé en expliquant que cette réticence à admettre des représentants de la société civile (et a fortiori des défenseurs de la cause animale) dans des comité éthiques sur l’expérimentation animale) tenait aussi à ce qu’ils ne voulaient pas que soient exposés sur une arène publique leurs propres divergences (entre disciplines) sur l’expérimentation animale et encore moins les tensions bien mises sous le boisseau entre les chercheurs qui conçoivent les protocoles et les petites mains qui opèrent et font le « sale boulot ».

A l’issue de mon exposé, les auditeurs s’étaient contenté d’applaudir poliment. Ils n’avaient pas l’air trop mécontents, mais ils étaient plutôt gênés. S’il y avait eu des questions sur les autres exposés (qui concernaient la responsabilité sociale des scientifiques), personne ne m’avait posé la moindre question. J’ai pensé que ces histoires de droits moraux que l’on pouvait accorder aux animaux – sans pour autant rabaisser les hommes – n’avaient pas intéressé grand monde ; je m’étais donc planté ; ce n’était pas la première fois. Mais, au repas de midi, je me suis trouvé entouré de quelques doctorants (ou post-doctorants) et de deux techniciens. Ils tenaient, me dirent-ils, à manger avec moi. Alors, ils ont parlé de leur malaise vis-à-vis de la façon dont ils devaient traiter des animaux.
Un technicien rappelle ainsi que ceux qui décident des protocoles ne sont pas ceux qui se « salissent les mains ». Un souvenir m’assaille alors : la première fois que j’ai entendu affirmer le respect que l’on doit aux animaux de laboratoire et exprimer des revendications au sujet des expériences mises en œuvre, c’était au tout début des années 1970. Ceux qui s’exprimaient ainsi étaient deux techniciens de l’Inra qui n’en pouvaient plus, disaient-ils, d’infliger à des lapins auxquels ils s’étaient attachés par la force des choses, un protocole qui faisait beaucoup souffrir ces pauvres bêtes. Ils en souffraient eux-mêmes et en voulaient à leur directeur de laboratoire de programmer de tels traitements. Il n’avait qu’à les infliger lui-même s’il y tenait tant !
Le souvenir en flash évanoui, je reviens dans la conversation. Sont évoquées deux ou trois expériences qui ont offensé la sensibilité de ces futurs jeunes chercheurs, dont l’un a même changé de sujet de thèse.  Véhémente, une doctorante se met alors à exposer son cas. Elle a besoin, pour sa recherche, de cerveaux de rats exempts de toxines. Régulièrement, il lui faut donc une « récolte » de cervelles. Elle les obtient par le truchement d’un dispositif de guillotine. Cela marche assez bien pour les deux ou trois premiers rats, mais les suivants se méfient et il faut les pousser rapidement vers l’instrument du supplice. Plusieurs jours avant la « récolte », elle a besoin de barbituriques pour éviter les insomnies. Le jour même, elle se calfeutre dans son bureau et n’en sort plus. Elle n’en sortirait, dit-elle, « pour rien au monde ». Puis il lui faut quelques jours pour récupérer et n’avoir plus besoin de médecine. Je lui demande alors :
« Mais ! qui s’occupe de guillotiner les rats si vous restez cloîtrée dans votre bureau ?
- Le technicien animalier bien sûr », me répond-elle.
« Et lui, c’est avant ou après la « récolte » qu’il a des insomnies ?
- Oh ! lui, il a l’habitude, je ne pense pas que ça le perturbe trop ».
Le technicien animalier en question n’était pas à notre table et je n’ai pas pu savoir s’il en était bien ainsi. Mais ce dont je suis certain c’est que le directeur de thèse ne le sait pas plus que moi et qu’il ignore jusqu’au malaise ressenti pas sa doctorante. Sur cette question de rats guillotinés, de cervelles et de malaise inavoué, est apparu crûment ce que peut signifier la hiérarchie quand il est question, comme l’exprimait quelques instants plus tôt le technicien, de « se salir les mains ». 

Au printemps 2010, mes complices du groupe « Sciences en questions », grâce à des trésors de diplomatie, sont parvenus à organiser dans le Centre de recherche zootechnique de l’Inra à Rennes, une conférence sur l’expérimentation animale. Habituellement, les responsables des Centres de recherche de l’Inra accueillent très volontiers les conférences de « Sciences en questions ». Il semble en l’occurrence, que le thème ait été jugé trop délicat et trop polémique pour être admis sans hésitation. Jamais nous n’avions rencontré de telles oppositions. Puis les chercheurs du Centre de Rennes ayant constaté qu’ils n’avaient pas affaire au malin en personne, il a fallu organiser des conférences dans 4 autres Centres. Le conférencier pressenti était un juriste, Jean-Pierre Marguénaud, dont la double spécialité est le droit animalier et la Cour européenne des droits de l’Homme. Constatant qu’il est illogique de maintenir les animaux dans la catégorie des choses (biens meubles) alors que le droit reconnaît qu’il s’agit aussi « d’êtres sensibles », il développe une thèse originale, selon laquelle on devrait engager un vaste chantier pour donner aux animaux un statut de « personne technique », proche de celui des « personnes morales ». Il avait intitulé sa conférence « L’expérimentation animale entre droit et liberté ». Lors du débat qui eut lieu à l’issue de cette conférence, un technicien animalier (il s’occupait lui-même de bovins qui n’étaient guère soumis à des expériences traumatisantes), s’adressa ainsi au conférencier :
« Un réseau animalier existe depuis dix ans et les animaliers se rencontrent au niveau national tous les trois ou quatre ans. Nous avons déjà abordé des problèmes d'éthique, par exemple : quelles sont les relations entre l'homme et l'animal, notamment pour les bovins que l'on garde plusieurs années ? On connaît bien les animaux puisqu'on est avec eux tous les jours. Les techniciens animaliers aiment bien leurs animaux et sont proches d'eux. Il y a une forme de complicité qui se crée entre l'animalier et l'animal et celui-ci accepte d'autant plus notre présence que celle d'une personne inconnue. Un autre thème qui a été abordé au cours de ces rencontres, c'est : concilier élevage et expérimentation. Il en sort qu'il y a des animaliers plus éleveurs et d'autres plus expérimentateurs. Chacun a donc un ressenti et une sensibilité différente. Les agents sont des éleveurs avec le souci de maintenir les animaux en bonne santé à la fois pour la qualité des expérimentations, mais aussi la qualité de leur travail et la relation qu'ils ont avec leurs animaux au quotidien. Un animal stressé ou malade n'exprime pas son potentiel et demande plus de soins, de travail et d'attention. Il n'est pas représentatif du troupeau, ce qui veut dire que, derrière, les résultats seront faussés».
Puis, son discours achevé, il lance tout à trac : « J'ai une question pour M. Marguénaud. Quelle liberté a l'animalier de refuser une expérience ? Peut-il dire : "Halte-là ! Je ne veux pas faire cela" ? ».
L’homme faisait allusion dans son intervention à une rencontre qui avait été conduite deux ou trois ans plus tôt et où il avait été question des problèmes moraux que rencontraient les techniciens animaliers dans leur travail. Sur le Centre de recherches zootechniques de Jouy-en-Josas, Béatrice de Montera (alors doctorante) et Evelyne Lhoste (chargée de la communication) avaient organisé une série de séminaires qui se tenaient tous les deux mois sur le thème « animal en recherche et éthique ». Le responsable de l’Unité (c’est celle dont j’ai parlé au sujet du clonage) dans laquelle travaillait la doctorante  et le président du Centre, avaient approuvé cette initiative. Ce séminaire, ouvert à tous, intéressait en moyenne entre une quarantaine et une cinquantaine de participants. Elles eurent l’idée de profiter des journées qui rassemblent « tous les trois ou quatre ans » les techniciens animaliers de l’Inra, pour préparer le dernier séminaire de la série, qui devait être ainsi consacré aux problèmes moraux auxquels ils étaient confrontés. Autant dire qu’il y eut des réticences de la part de certains chercheurs, et que les techniciens eurent du mal à prendre la parole sur des sujets qui ne sont jamais abordés dans les laboratoires et dont plusieurs ne parlent même pas à leurs proches. Il a fallu beaucoup de diplomatie pour surmonter les craintes des uns et tout autant de conviction pour libérer la parole des autres. Mais elles parvinrent (sans doute aussi grâce à un appui syndical) à organiser des groupes de travail. Devant un auditoire plus fourni que d’habitude, ces animaliers ont, lors de ce dernier séminaire, rendu compte de leurs  discussions.
Disons d’entrée de jeu (comme cela fut d’ailleurs rappelé) qu’il y a à l’Inra des expériences peu « invasives » (n’allant pas au delà de prises de sang ou de mesures diverses) au cours desquelles les animaux sont traités comme ils le seraient dans un élevage (et souvent même mieux). De ces expérimentations, il ne fut pas question. Mais, il est apparu que la même rubrique d’animalier (ou de technicien animalier) amalgame une diversité de pratiques et des relations contrastées avec les animaux. D’un côté, il y a ceux qui traitent individuellement les animaux et, de l’autre, ceux qui les traitent « en volume ».
Parmi les premiers, il y a, d’une part, ceux qui s’occupent de l’entretien des grands animaux de ferme (bovins, ovins, caprins et porcs)[1] et, d’autre part, ceux qui prennent soin des animaux qui, quelle que soit leur taille, sont individualisés parce qu’il s’agit de clones ou de transgènes. Les responsables des animaux de ferme sont souvent issus de milieux ruraux (descendants d’éleveurs) et ont choisi ce métier pour s’occuper des bêtes. S’ils ont des diplômes confirmant leur compétence en matière d’élevage, ils n’ont pas suivi de formation particulière pour la recherche. Néanmoins, comme si la noblesse de l’animal retentissait sur celui qui en prend soin, ils forment une sorte d’élite et semblent bien considérer qu’il en est ainsi.
Les seconds – ceux qui traitent des animaux de laboratoires (rats et souris) – ont généralement suivi un cursus spécial de préparation à l’expérimentation animale. Mais ils n’ont guère la possibilité de s’occuper individuellement de leurs animaux (sauf ceux qui, tout en ayant suivi le même cursus s’occupent des clones et des transgènes de lapins, de rats ou de souris).
Les animaliers qui prennent soin des animaux de ferme ont une éthique qui se rapproche de celle des éleveurs. Ils sont très sensibles au bien-être des bêtes qui leur sont confiées, ne supportent pas de les voir souffrir, mais sont moins concernés par leur sacrifice en fin de carrière. À la limite, ils préfèrent abréger la vie d’un animal que de le voir souffrir … et ils préfèrent cela d’autant plus que l’euthanasie n’est pas de leur ressort, mais de celui d’un vétérinaire.
Un cas particulier est celui des animaliers qui s’occupent d’animaux individualisés parce qu’ils ont été obtenus par clonage ou par transgénèse. Il y a tant de casse dans ces opérations (le pourcentage de clones et de transgènes qui parviennent à une vie apparemment normale est extrêmement faible), les animaliers concernés ont tant eu à s’occuper d’avortements et de mortalités périnatales, qu’ils prennent un soin particulier des rares rescapés. Ils en prennent soin à tel point que Béatrice de Montera a pu écrire que certains techniciens animaliers finissent par avoir avec les clones le rapport que l’on entretien avec des animaux de compagnie[2].
Ceux à qui revient de s’occuper des rongeurs de laboratoire ont un rapport très différent aux animaux dont ils ont la charge. Au cours d’une séance de travail préparatoire, après que la responsable d’un élevage de veaux a dit que son métier était de « faire naître » des veaux, de « les soigner » et de « les suivre », un animalier aurait ainsi présenté son métier : « je produit n souris, je les positionne, je les euthanasie ». Lors de la restitution des groupes de travail au séminaire, l’un des animaliers dit de même qu’il « produit » 34 000 rats par an ; comme les laboratoires n’ont besoin que de femelles, il « euthanasie » aussi sec 17 000 petits mâles … et les femelles lorsqu’elles ne peuvent plus servir aux expériences. De fait, ceux qui traitent les animaux en masse ont aussi pour mission de les euthanasier  en masse. Leur problème n’est pas les souffrances qui sont parfois infligées aux animaux, mais leur mise à mort. Si certains semblent s’en être plus ou moins accommodé, d’autres manifestent un malaise qu’ils ont du mal à exprimer : ils disent qu’ils n’en parlent à personne, ni au labo, ni dans leur famille et qu’ils n’osent même pas dire ce qu’ils font. Mais tous se rejoignent dans l’idée que « les chercheurs sont trop gourmands », qu’ils en veulent toujours plus. Quelques uns prennent la parole pour critiquer l’utilisation des « chambres à CO2 » pour se débarrasser des animaux qui ne peuvent pas (ou ne peuvent plus) servir. C’est certes pour des raisons symboliques (il ne s’agit certes que de rats et de souris, mais il s’agit aussi de chambres à gaz), mais aussi parce qu’ils prétendent que l’on voit les bêtes souffrir quelques instants, surtout les jeunes qui sont moins rapidement étouffés. Ils préfèreraient en fin de compte avoir des locaux spéciaux dans lesquels ils pratiqueraient des élongations cervicales qui produisent une mort immédiate. Certains de leurs collègues leur répondent que ce n’est pas possible quand on a trop de bêtes à euthanasier, que l’élongation marche bien sur les souris, mais moins bien sur les rats et que l’on peut toujours rater son coup : alors l’animal souffre plus encore qu’avec le CO2.
Je ne sais si les chercheurs qui ont suivi l’ensemble des séminaires ont été convaincus qu’il y a quelque chose à respecter chez les animaux – y compris chez les souris et les rats. J’espère qu’après ce dernier séminaire (où les échanges furent parfois assez vifs) même ceux qui considèrent que seule la personne humaine a une valeur intrinsèque et, qu’elle seule doit être respectée, auront saisi qu’il est injuste d’imposer à certaines personnes humaines des actions qui les offensent … même s’il s’agit de ces soutiers de la recherche  que sont les doctorants, les post-doctorants, les jeunes CR2, les éleveurs animaliers, et les techniciens de laboratoire.








[1] Mais aussi des lapins qui sont élevés individuellement dans des clapiers. Il n’y avait pas d’animaliers s’occupant de volailles à ce séminaire
[2] Cf. « Le clonage animal : de l’animal de laboratoire, à l’animal de production, à l’animal de compagnie » in Marie-Hélène Parizeau et Georges Chapouthier (eds) L’âtre humain, l’animal et la technique, Quebec, Presses de l’Université Laval, 2007, pp. 97-117.


jeudi 10 novembre 2011

Compte-rendu de l'exposé de Nicolas Delon

L’animal d’expérimentation: objet technique, objet d’éthique

            On présente souvent l’expérimentation animale comme un « mal nécessaire » (cf. art. de Fl. Burgat, 2009). Une des difficultés qu’il y a à voir en quoi peut consister le problème moral vient de la grande complexité des situations en jeu :
-         Variété des torts subis et difficulté de leur conceptualisation : souffrance des animaux (douleur, stress, angoisse, peur, dépression, démence), le fait que nombre d’entre eux sont tués au cours ou à la suite de l’expérience, privation de liberté, atteinte à leur dignité ? L’évaluation doit-elle se faire en termes de conséquences (coûts et avantages, peines et plaisirs), de droits (respectés ou violés), de justice (dans la répartition des ressources et des chances), de devoirs (non corrélés à des droits) ? On constate une grande variété de réponses et de valeurs.
-         La variété des animaux utilisés : degrés de complexité mentale et émotionnelle variés ; gros et petits animaux, individualisables ou comptés en groupes ; de laboratoire, destinés à l’élevage, sauvages, de compagnie — poissons, reptiles, oiseaux, rongeurs, chats et chiens, bovins, ovins, caprins, et encore, mais de moins en moins, quelques primates, plus de grands singes.
-         La variété des fins (recherche biomédicale, thérapeutique, toxicologique, comportementale, agronomique, cognitive, cosmétique, industrielle, agricole, éducative…) et selon différentes modalités (invasives ou non, infligeant des douleurs variables, en isolement ou non).
-         La multiplicité des acteurs (industries, Etat, organismes de recherche, public et privé, laboratoires, chercheurs, techniciens, animaliers, et les sujets eux-mêmes) et donc des points de vue possibles.
Dans les cas, majoritaires, où l’expérimentation a pour but d’acquérir ou perfectionner des connaissances ou tester des produits utiles à l’homme, l’animal utilisé est considéré à la fois comme objet technique (en vue de la fin visée) et comme être vivant, sensible, voire pensant, suffisamment analogue à l’homme pour que l’extrapolation de l’un à l’autre puisse se faire. D’où le paradoxe de l’expérimentation, tel que le formule Fl. Burgat :
La similitude psychophysiologique entre les espèces, requise par l’extrapolation et sans laquelle l’expérimentation perd toute pertinence scientifique, rend du même coup vaine l’invocation de différences, propres à tracer entre l’homme et les animaux une ligne de partage bien nette. (Burgat 2009, p. 195)
Certaines justifications de l’expérimentation s’apparentent plus à des stratégies de légitimation et révèlent le problème sous-jacent.


1.  Prendre une position morale sur la question

Les deux principales positions en éthique animale, sur l’expérimentation sont utilitariste (à la suite de Peter Singer) et déontologique (à la suite de Tom Regan). L’utilitariste, considère que les conséquences, bonnes et mauvaises, de toute expérimentation doivent être prises en compte et agrégées, en accordant une égale considération aux intérêts de tous les être susceptibles d’être affectés, à savoir les êtres sensibles. Les conséquences incluent non seulement ce qui est commis par des agents mais également ce qu’ils ont omis de faire. Le déontologiste, considère que la moralité d’une action s’évalue selon les droits, indépendants, qu’elle a respectés ou violés, droits qui émanent de la valeur inhérente d’une entité donnée. Ces droits sont égaux, inviolables et non-interchangeables, quelles que soient les conséquences éventuellement bénéfiques qui pourraient découler de leur violation. Au sein de chacun de ces courants théoriques, on trouve des partisans et des opposants à l’expérimentation animale.
Quant au chercheur, des considérations utilitaristes aussi bien que déontologiques interviennent dans sa pratique, et elles peuvent être interprétées de manière ambivalente.
D’un côté, le pilotage de la recherche (l’éthique officielle et réglementaire) insiste sur les grands bénéfices (réels ou espérés) pour la santé humaine et animale, et le progrès des connaissances issus de l’expérimentation animale. Il serait donc criminel de ne pas expérimenter. Mais implicitement, si le résultat du calcul coûts /utilités s’inversait, tout le monde reconnaîtrait qu’il ne faut pas expérimenter sur les animaux.
De l’autre, la déontologie explicite du chercheur ou les éthiques tacites énoncent que, d’une part, nous avons le droit, et même peut-être aussi le devoir, d’expérimenter sur les animaux, mais qu’en même temps, notre humanité nous impose de ne pas les traiter comme de simples choses (bien qu’ils n’aient pas eux-mêmes de droits).
L’utilitariste objecte au déontologiste principalement qu’il ne prend pas suffisamment en compte des conséquences potentiellement extrêmement bénéfiques et qu’il s’appuie sur une distinction non pertinente entre actions (intentionnelles) et omissions (non intentionnelles). Mais on peut également adresser nombre de critiques à la méthode agrégative de l’utilitarisme, et notamment le fait de l’incommensurabilité des intérêts humains et animaux, et le problème concret de déterminer les coûts / bénéfices d’une expérience à l’avance.
On remarquera que, selon les positions, ce qui constitue un tort pour l’animal diffère (sensibilité, états mentaux, fonctions plus larges). 

2. La position contextuelle
La position contextuelle pose que la prise en compte du contexte est nécessaire pour déterminer l’acceptabilité de l’expérimentation. Les agents et les effets de leurs actions ont une importance morale variable selon les contextes : l’expérimentation par rapport aux autres contextes, et les différents contextes d’expérimentation (Inra, Inserm, CNRS, laboratoire pharmaceutique, laboratoire de psychologie expérimentale, etc.).
Une objection à l’appel à la notion de contexte, serait que j’accorde plus d’importance à des facteurs circonstanciels qu’aux propriétés de l’animal lui-même et que je reconduis ainsi la négation par l’expérimentateur de l’existence d’un problème moral. La catégorie « animal d’expérimentation », il est vrai, affecte la nature même de l’animal, en le transformant en matériel de laboratoire. Mais ce serait confondre l’usage descriptif de la notion de contexte avec son usage normatif. Le premier usage porte sur l’expérimentation telle qu’elle se pratique ; le second détermine les conditions de pertinence du contexte. Il faut donc distinguer entre
-   Des contextes pertinents, qui modifient certaines de nos obligations à l’égard d’un animal (dont les capacités ne changent pas).
-   Des contextes neutres, dans lesquels les variations de traitement entre deux individus ne peuvent être justifiés que par leurs différences intrinsèques (par exemple, deux laboratoires ou deux fermes).

Ainsi, je dois plus à mon chat qu’aux cervidés de la région, en vertu de la communauté domestique dans laquelle nous vivons. Mais une analyse plus fine révèlera des contextes intermédiaires, où nous avons une obligation positive, plus faible certes, vis-à-vis d’animaux sauvages affectés par notre mode de vie (ex. animaux traversant les autoroutes). Cf. Clare Palmer (2010).
Cette distinction est utile car on pourrait repérer dans de nombreuses tentatives de justifier l’expérimentation par l’appel au contexte :
-   le grand public n’y comprend rien ;
-   les acteurs extérieurs à la recherche n’ont pas leur mot à dire ;
-   les conditions de vie de l’animal sont telles que toute comparaison avec son mode de vie « naturel » n’a pas lieu d’être ;
-   l’animal ne connaît pas la liberté donc il ne la regrette pas ;
-   il a été élevé exprès, ce n’est pas un animal domestique ;
-   les protocoles scientifiques sont l’application de nobles fins ;
-   les modèles animaux (ex. douleur) permettent de mieux comprendre les animaux eux-mêmes.

Or ces faits allégués suffisent-ils à faire du laboratoire un contexte pertinent, c’est-à-dire justifiant une différence de traitement ? Ce qu’on fait dans le laboratoire serait considéré comme cruel, non seulement envers ses animaux de compagnie, mais peut-être même dans certains élevages. Seule la finalité semble justifier l’inoculation de pathologies et de potentiels remèdes, l’observation invasive des corps et des esprits, la manipulation (technique et génétique) des organismes, la distribution de stimuli nocifs et de récompenses intéressées, et le confinement à vie, fût-ce dans une cage de taille jugée décente. On pourrait au contraire considérer le contexte du laboratoire comme un contexte neutre et que les obligations qui incombent au chercheur à l’égard des animaux qui s’y trouvent sont les mêmes que celles qui incombent au propriétaire d’un animal ou d’un éleveur.
Un abolitionniste pourra objecter au contextualisme qu’il vaut mieux ne tout simplement pas recourir au contexte et admettre que nos obligations sont constantes d’un contexte à l’autre. Mais on se priverait d’outils relativement efficaces. Ainsi le contextualisme pourrait permettre de traiter l’expérimentation d’une manière plus intuitive. Un laboratoire pourrait compter comme un contexte pertinent selon les critères suivants :
-   non-futilité des fins visées ;
-   non-hétérogénéité de ces fins avec celles que pourrait viser l’individu (il faut que l’expérience puisse raisonnablement lui être bénéfique) ;
-   proportionnalité entre le bénéfice escompté et le coût infligé ;
-   maintien de la relation chercheur-animal;
-   approximation maximale des conditions d’épanouissement requises.

L’animal de laboratoire serait ainsi distinct d’un animal comparable dans un autre contexte en ce qu’il s’inscrirait dans une relation collaborative (avec le chercheur et les animaliers) destinée à produire des connaissances mutuellement utiles, intéressantes et non néfastes. Analogue à une nouvelle communauté domestique, le laboratoire donnerait lieu à des obligations propres. En échange de la liberté, du temps et des efforts qu’il nous offre, l’animal aurait droit en retour à une attention, une éducation et une protection proportionnée. Le double avantage de ce contextualisme est de pouvoir traiter l’animal de laboratoire relativement différemment de son congénère sauvage ou domestique tout en lui accordant un statut moral suffisamment protecteur et conforme à l’une des vies bonnes qu’il peut mener. Il est suffisamment affiné pour accorder une spécificité au laboratoire et soumis à une série de conditions qui font que l’animal n’y est pas traité seulement comme un moyen mais en même temps comme le sujet d’une relation contrainte par des considérations de justice.