Etienne
Bimbenet, L’Animal que je ne suis plus
(Paris, Gallimard, coll. Folio essais Inédit, 2011), p. 9-21.
©
Editions Gallimard, 2011.
Introduction
L’ORIGINE
ANIMALE
« Notre
chair, qui êtes en nous comme la pensée d’un autre »
V.
Novarina, L’Espace furieux.
Plus personne ou presque ne doute aujourd’hui de notre
origine animale. Elle est ce qu’on appelle un acquis scientifique ; comme
telle, elle appartient désormais à notre paysage mental. C’est une chose
pourtant de savoir que nous provenons de l’animal ; c’en est une autre,
autrement difficile, de se réapproprier ce savoir verbal pour en faire l’objet
d’une véritable expérience de pensée.
La philosophie a-t-elle jamais tenté
cette expérience ? Ou serait-elle, obstinément et sans même le savoir, restée tributaire
de pensées qui l’en écartent ? En
ceci l’origine animale est peut-être comparable à la mort. La mort est
ce que nul ne peut nier, et qu’on oublie pourtant ; elle est cet événement
irréfutable, mais passé sous silence ; inévitable, et néanmoins toujours
évité. La philosophie arme contre ce divertissement toutes ses ressources
d’éveil et de lucidité. Or il est temps qu’elle affronte avec la même énergie
notre passé animal. Celui-ci représente en effet une énigme
existentiellement équivalente, qu’on rencontre non pas en avant de nous
mais plutôt derrière nous, du côté de notre provenance naturelle : celle
d’un événement à la fois certain mais, comme toute transformation radicale,
inexpérimentable. Nous en venons, mais de si loin et il y a si longtemps déjà,
que cet étrange passé fait d’os et de pierre n’est plus rien pour nous. Il
faudrait toute la philosophie du monde, son savoir et sa sagesse, pour nous
rappeler ce passé et nous exhorter au souvenir. Il faudrait une philosophie en
lutte contre cette distraction, résolue à méditer le passé naturel autant que
l’avenir mortel.
Certes les mots ne manquent pas, pour dire notre
animalité passée ; mais de même qu’avec la mort ils portent à faux,
divertis de l’essentiel, vides de sens et d’expérience. Notre origine animale
ne peut se regarder en face ; or il y a à cela, pensons-nous, une raison
précise. Il se trouve en effet que nous ne savons dire cette origine qu’en des
mots ou trop humains – l’homme comme être humain - ou trop naturels –
l’homme comme animal humain. Dénaturalisés, ou au
contraire suprêmement naturalisés, nous nous accommodons mal de cette origine,
ne sachant pas l’accommoder au lieu précis où elle se trouve. D’un côté
l’humanisme donne tout à l’homme : la Pensée ou la Raison, la Socialité ou
la Technique, autrement dit des qualités absolues, qui font d’emblée de l’homme
un être hors nature ou métaphysique. Cet humanisme de droit divin n’est pas
seulement une chose du passé : nous en sommes tous secrètement complices
chaque fois que, employant des mots qui nous installent dogmatiquement en
pleine humanité, nous occultons sous des attributs éternels le processus de
l’hominisation. D’un autre côté nous savons, par toute la science qui est
aujourd’hui la nôtre, que nous sommes une espèce advenue et même tard venue
dans l’histoire de la nature. En ceci le darwinisme, comme dit si bien
Nietzsche, est notre « dernier grand mouvement scientifique »[1].
Nul ne saurait reculer aujourd’hui en deçà de l’évolutionnisme, sauf à jouer la
conviction contre les preuves, la solitude contre l’argumentation, l’autorité
de la foi contre l’autorité des faits. Mais c’est dire alors qu’une vérité
s’attend, complexe, entre l’humanisme qui est spontanément le nôtre en tout
langage, et le naturalisme avéré par la science. Nous visons mal notre humanité
parce qu’elle s’annonce à mi-chemin de deux perspectives adverses, et dont
chacune, en réalité, paraît vraie jusqu’au bout.
Naturalisme et humanisme
L’homme est
de part en part un vivant, voilà ce qu’il y a de vrai dans le naturalisme de la
science. Nous vivons aujourd’hui sous le chef d’au moins quatre révolutions
qui, d’une manière étonnamment convergente, réassurent la parenté de l’être
humain et du reste des vivants. La biologie moléculaire nous a définitivement
appris que nous partagions sinon le même patrimoine héréditaire du moins le
même code génétique que tous les autres vivants : la vie s’écrit et se
transmet de la même manière chez l’homme et chez la bactérie. À cette unité
structurelle du vivant s’ajoute la découverte de parentés naguère encore
inimaginables : nous partageons par exemple plus de 98% de nos gènes avec
les grands singes ; 1,6% seulement nous séparent des chimpanzés, quand 2,
3% séparent ces derniers des gorilles[2].
Par ailleurs les sciences cognitives, et plus particulièrement l’éthologie
cognitive, retrouvent les mêmes processus de découverte, de traitement et de
transformation de l’information, ici
simplifiés et comme mécanisés, là graduellement affinés et complexifiés, chez
l’animal et chez l’homme. Pour un cognitiviste, les phénomènes mentaux sont
fondamentalement des phénomènes naturels ; ce qui signifie qu’ils doivent
être, jusque dans leur plus grande diversité (perception, mémoire, réflexion,
raisonnement, jugement moral, croyance religieuse, sentiment amoureux…) étudiés
depuis la seule méthode des sciences de la nature. C’est l’hypothèse de départ,
en forme de présupposé méthodologique universel : « L’homme est un
animal singulier qui s’explique comme les autres »[3].
De son côté la primatologie du dernier demi-siècle, multipliant les
observations de terrain et de longue durée, n’a cessé d’augmenter le nombre des
précurseurs possibles d’une socialité humaine, du côté de comportements
d’alliance, de réconciliation, d’imitation, de tromperie ou encore d’entraide.
Un fil continu relie ainsi les comportements animaux et humains, mais aussi
l’ensemble des processus cognitifs qui sous-tendent ces comportements, enfin le
capital génétique des uns et des autres. L’homme est un vivant aussi superlatif
qu’on voudra, mais dont les performances les plus exceptionnelles sont encore
des performances de la vie en lui. Mais c’est en réalité la paléoanthropologie
qui en ce domaine s’avère la plus convaincante, elle qui nous fait les
spectateurs directs du processus hominisant. Aussi loin en effet qu’on veuille
aller dans la reconnaissance d’une spécificité humaine, il faut tenir que c’est
une histoire de fait, avec ses promotions hasardeuses et ses avancées
contingentes, qui a produit notre humanité. La science de l’hominisation le dit
depuis un demi-siècle, c’est là sa conclusion fondamentale : contre une
téléologie qui voudrait faire converger les différentes conquêtes évolutives
vers la forme finale de notre humanité présente, il faut accepter de voir dans
chacune de ces conquêtes un « plateau adaptatif » qui aurait pu se
stabiliser à jamais, comme ce fut le cas pour la plupart des hominidés qui
concoururent au buissonnement aléatoire de l’hominisation, et qui finirent par
disparaître. Dans la série même qui mène à l’homo sapiens,
plus de quatre millions d’années séparent l’apparition de la bipédie et la
fabrication d’outils, il faut ensuite un autre million d’années pour voir se
mettre en place une industrie lithique élaborée (vraisemblablement appuyée sur
le langage), encore un autre million d’années pour voir s’imposer notre
anatomie actuelle : chacun de ces événements aurait pu, c’est la
définition même de la contingence, ne pas être[4].
Ainsi toute la science concourt à naturaliser le phénomène humain ; plus
elle va, et plus elle semble faite pour décréter « la fin de l’exception
humaine »[5].
Reste que ce fait de l’évolution, irréductible,
définitif, n’est pourtant pas toute notre expérience. Une fois apparu, et aussi
hasardeuse soit cette apparition, l’homme se rend nécessaire à lui-même. Tel
qu’il se vit, dans le commerce qu’il entretient spontanément avec ses
semblables, il se fait un droit de son existence de fait, voilà le problème
qu’il faut affronter. À ce niveau, et à condition de l’entendre sur le fond
d’une contingence radicale, la proposition de l’humanisme redevient légitime.
Un absolu se déclare dans l’expérience que nous faisons de notre humanité,
l’absolu d’un horizon de droit ; aussi illusoire soit cette expérience,
c’est une illusion ou une expérience dont il faut au moins pouvoir rendre
compte. La reconnaissance de l’homme par l’homme vise non des faits, mais une
dignité. Quel que soit l’état empirique de celui que je rencontre, aussi déchu
soit-il dans ses différentes capacités de langage, de pensée ou d’action, je
lui reconnais immédiatement la qualité d’homme, dans un mouvement de respect
sans preuves. Cette assomption d’une humanité de plein droit accomplit ni plus
ni moins qu’une « désanimalisation » de l’homme : le regard de
respect que nous portons sur l’autre homme est un regard séparant, qui accorde
à l’homme une valeur absolue que nous n’accorderions à aucun animal. La valeur
que nous donnons à l’animal se nourrit d’une empathie réelle, elle se réfléchit
même depuis quelques années dans une éthique élargie, qu’auront puissamment contribué à légitimer aussi bien
une phénoménologie parcourant les différents degrés de la vie (Jonas), une
philosophie d’inspiration juridique mesurant les différents types de droits
(Feinberg, Regan), qu’un calcul utilitariste des différents intérêts
individuels (Singer). Mais quels que soient les motifs qui président à la
reconnaissance d’un droit des animaux, quelle que soit la définition qu’on se
sera donnée de la subjectivité animale (conative ou pathique, perceptive ou
pratique), il n’empêche que cette subjectivité reste de fait, n’atteignant à
aucun moment l’absoluité dont s’investit, aussi curieux que cela puisse
paraître, la subjectivité en tant qu’humaine. Quand les biotechnologies
radicalisent la contingence de notre humanité, à travers le pouvoir inédit
qu’elles nous donnent d’en varier les contours, leur pouvoir de métamorphose ne
cesse d’achopper sur le noli me
tangere d’un
corps vécu, chez soi ou chez autrui, comme intangible en sa figure présente. La
liberté de décider pour soi et de disposer de son corps par la technique,
l’absolu tardivement conquis de la liberté individuelle, se heurtent à une
absoluité plus archaïque et plus obscure, celle d’un corps biologique
mystérieusement sanctuarisé par son appartenance à l’espèce humaine. La
bioéthique commence toujours par cet arbitrage impossible, elle balance entre
l’infinie plasticité d’un corps de fait, qui n’est rien d’autre que ce que la
nature en a fait et que l’homme peut encore en faire, et la dignité d’un corps
de droit, objet non de manipulation mais de respect. Le corps humain est une
somme de hasards objectifs transfigurés en source de droit, un fait qui
pourtant fait droit[6].
Ici on pourrait objecter qu’un tel humanisme n’oppose au
naturalisme aucune résistance sérieuse. Si cette absolutisation de
l’humain est le fait de l’être humain lui-même, alors rien n’empêche cette
autocélébration de n’être qu’une illusion. L’humanisme ainsi conçu s’apparente
à un ensemble de fictions trop humaines qui s’appellent la métaphysique, et
comme tel appartient davantage au passé de la philosophie qu’à son avenir. La
sacralisation de la vie humaine rappelle la dommageable erreur de
classification dont parle Platon dans le Politique[7] : dès que nous
tentons de nous situer dans l’ordre des vivants nous nous exceptons
spontanément de toute animalité, posant d’un côté le genre des humains, de
l’autre le genre des animaux. De même qu’une grue diviserait les vivants entre
les grues et tous les autres, ou que le Grec renvoie tous ceux qui ne sont pas
Grecs sous le nom de « Barbares », celui qui classe, parce qu’il est
celui qui classe, comme plus généralement celui qui parle, parce qu’il est
celui qui parle, tombent sous le coup d’une inévitable autovénération. Dire
« l’animal » pour y englober pêle-mêle toutes les espèces animales,
utiliser un mot et un seul (« l’animot », comme disait Derrida[8])
en lieu et place d’une taxinomie rigoureuse, c’est bafouer la différence
irréductible d’animal à animal, selon une violence et un aveuglement qui sont
le fond même de l’anthropocentrisme. En ceci la tradition de la métaphysique
occidentale, qui n’a jamais cessé de conforter de ses partages fondateurs la
différence anthropologique (opposant l’homme à l’animal comme l’intelligible au
sensible, l’esprit à la matière, la liberté au déterminisme, la loi morale ou
politique à la loi naturelle, la culture à la nature, etc.), cette tradition
représente sans doute à l’égard de l’animal une forme de violence inaugurale,
la violence du déni théorique préparant et comme légitimant la violence éthique
de l’exploitation technique - le « sacrifice fondateur de l’animal »[9]
par la philosophie accompagnant de ses arguments rebattus la « guerre
sacrificielle »[10]
faite à l’animal depuis que l’homme est homme. C’est ainsi que le naturalisme
jouit aujourd’hui d’une autorité qui n’est pas seulement celle de la science,
mais également celle de l’éthique (une éthique égalitariste ou démocratique de
la différence). À beaucoup il semble aujourd’hui anachronique de soutenir
philosophiquement la thèse d’un propre de l’homme ou d’une exception
humaine : car cela semble une restauration métaphysique, autant qu’un
grief fait à cet autre absolument autre qu’est l’animal[11].
Le problème, c’est que quelque chose résiste dans la
métaphysique elle-même. Résister signifie : être encore vivant après le
combat, fût-ce au prix d’une radicale transformation de soi. Or il se trouve
que, si l’on soumet l’humain au feu du naturalisme, si l’on tente une
« purgation »[12]
réductionniste de notre humanité, on aperçoit une postulation (absolutisante) qui
refuse obstinément de céder la place. Soit l’école du soupçon. On réduit
l’humain en faisant apparaître ses aspirations idéales (à commencer par son
autopromotion) comme autant de désirs illusoires, commandés par une dynamique
d’ordre pulsionnel (critique du narcissisme anthropocentrique chez Freud), socio-économique (critique des droits
de l’homme chez Marx) ou vital (critique du ressentiment métaphysique chez
Nietzsche). Cette triple épreuve est légitime tout simplement parce qu’à
travers elle progresse notre intelligence du phénomène humain. Mais ce bénéfice
théorique doit être bien compris. Apercevoir l’être humain comme un être enfin
libéré de son ciel métaphysique, un animal décapité, un grand corps acéphale
enfin rendu à ses investissements pulsionnels, c’est rater l’essentiel. Et
l’essentiel ici, c’est justement le système des illusions nécessaires, celui
que révélèrent (autant qu’ils le
dénoncèrent) Nietzsche, Marx et Freud. L’essentiel, c’est une vie
étrangement tissée d’idéal, et par là radicalement spécifiée ; c’est un
vivant qui, seul parmi les vivants, rêve sa vie et l’idéalise en même temps
qu’il la vit. Si l’on revient sur la sacralité dont se drape spontanément le
corps humain, ou sur le respect que nous accordons spontanément à l’autre
homme, on y aperçoit tout autre chose qu’un ensemble de préjugés hérités du
passé, un anthropocentrisme de contrebande, sécularisant l’homme des religions
anciennes, créé unique à l’image de dieu unique[13].
On aperçoit un ensemble de présomptions absolues dont on voit bien, aussi
illusoires soient-elles (et comment l’absolu pourrait-il être autre chose
qu’une illusion ?), qu’elles structurent notre humanité en profondeur.
S’il existe pour nous des valeurs qui sont « de droit », comme on
dit, et non « de fait » ; si par exemple la liberté nous
apparaît comme une conquête politique désormais intangible ; si le
sentiment de l’injustice rumine l’idée d’un scandale plutôt que celle d’un
simple dommage, et en appelle toujours implicitement à un tribunal
universel ; si nos investissements affectifs s’enflent d’un excès dont la
violence (dans l’amour ou dans la haine, dans le coup de foudre ou dans la
jalousie) n’a pas grand-chose à voir avec les cycles finis du désir et de la
satisfaction ; s’il nous arrive d’avoir des convictions, c’est-à-dire le
sentiment, parfois, d’être dans le vrai et d’en pouvoir convaincre
autrui ; si nous faisons l’expérience d’états de chose que nous croyons
vrais ou réels absolument ; si enfin il existe pour nous une
« réalité » que nous vivons comme « la » réalité, qui est
en droit ce qu’elle est ; alors nous mesurons chaque jour, dans le domaine
souvent inflexible des relations morales et politiques, dans celui, souvent brûlant,
des sentiments, comme dans la plus simple de nos perceptions, la distance
infinie qui sépare le droit du fait. Ainsi la métaphysique est un système
d’illusions qui, parce qu’elles ne sont que des illusions, confortent le
naturalisme ; mais qui, comme ensemble d’illusions constitutives de la vie
humaine, finissent par spécifier d’une manière irréductible une telle vie. Si
on accepte de lui faire faire un pas de plus dans la direction qu’elle indique
elle-même, la philosophie du soupçon apparaît moins réductrice que
révélatrice : elle nous entretient d’une vie foncièrement absolutisante,
et par là spécifiquement humaine.
On entrevoit alors ce qui rend si
difficile la pensée de notre provenance animale. Pour mesurer l’homme à la vie
et l’envisager une fois pour toutes comme un « vivant humain », il
faut tenter d’accomoder entre elles deux vérités adverses, celle de l’humanisme
et celle du naturalisme. Il faut conjoindre deux points-de-vue incompossibles,
faire se rencontrer deux perspectives totales et donc radicalement exclusives
l’une de l’autre. Si la « nature humaine » se pense si difficilement,
c’est qu’elle s’apparaît naturelle en même temps qu’humaine : improbable
en son apparition, parce que survenu dans les conditions contingentes de la
sélection naturelle, révisable en sa figure actuelle, l’homme pourtant
absolutise tout ce qui est sien, comme Midas transformant en or tout ce qu’il
touche[14]. Tout
entier vivant, l’homme se vit tout entier humain en même temps, enclôt dans une
humanité « absolue » - absoute, détachée, séparée. Tout entier issu
du processus évolutif, il requiert pourtant des « explications éternelles »[15].
Il est, comme dit Tinland, « ce vivant dont les gestes mêmes font
surgir dans le monde autre chose que ce qu’engendre la vie »[16].
Il faut s’en convaincre, s’enfoncer dans ce mystère, éprouver cet étonnement,
car en réalité nous n’avons pas le choix. Les positions humaniste et
naturaliste, pensées de manière exclusive, sont des pensées pauvres et
étriquées. Au mieux l’humanisme est fade, confortablement installé qu’il est en
pleine humanité ; au pire il avoue son ignorance, par son refus du fait
évolutif. Le réductionnisme naturaliste, quant à lui, rate l’essentiel d’une
vie humaine, c’est-à-dire l’ensemble de ces postulations infinies ou excessives
avec lesquelles un homme n’en aura jamais fini. Chaque position ramène
immanquablement avec elle la position adverse. Dès qu’il absolutise les
privilèges humains, l’humaniste appelle l’ironie, le soupçon et la réduction.
Inversement le réductionnisme, en son radicalisme, finit par se contredire
lui-même : le
scepticisme anthropologique, comme tout scepticisme, ne sait pas s’énoncer sans
contradiction ; prétendant poser au moins la vérité minimale du
naturalisme, prétendant ouvrir un horizon d’objectivité et de communication qui
n’est valable que pour les hommes, le sceptique par l’acte même de la parole,
par le fait résiduel de l’énonciation, reconnaît à l’humanité au moins un
privilège sans partage possible. Le langage fait droit, il prétend dire
« le » vrai ou « la » réalité ; or une telle
prétention, même si dévorante, même si illusoire, n’échoit qu’à l’homme, et
s’oppose directement à toute réduction naturelle : « Lorsque nous
exprimons ou recevons un jugement réfléchi de fait ou de valeur, nous pensons
que la validité de ce jugement est indépendante de toute fonction adaptative
particulière »[17].
Il nous faut ainsi penser l’homme tout à la fois comme un fait naturel
et comme porteur de valeurs absolues, comme on mêle l’eau et le feu. Il nous faut
reconnaître un scandale qui n’est pas celui de la mort, mais qui comme elle
brouille le regard et affole nos catégories.
[1]
Friedrich Nietzsche, Le gai savoir,
trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard (Idées), 1950, p. 315 (§357).
[2]
Cf. Jared Diamond, Le Troisième
chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain, trad. M.
Blanc, Paris, Gallimard (Folio essais), p. 47.
[3]
Francis Wolff, Notre humanité. D’Aristote
aux neurosciences, Paris, Fayard, coll. Histoire de la pensée, 2010, p.
150.
[4]
CF. Roger Lewin, L’Évolution humaine,
trad. M. Blanc, Paris, Le Seuil (Points), 1991, p. 21-30. M. Groenen donne un
récapitulatif précis des datations in Introduction
à la préhistoire, Paris, Ellipses, 2009.
[5]
Cf. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de
l’exception humaine, Paris Gallimard (NRF-Essais), 2007.
[6]
Cf. Lucien Sève, Pour une critique de la raison bioéthique, Paris, Odile
Jacob, 1994, p. 69 : « On va
certes répétant cette thèse philosophique que du fait au droit il ne saurait y
avoir passage. Mais si je me retourne vers le monde réel, je vois que ce
passage y est lui-même un fait constant ».
[7]
Platon, Le Politique, trad. L. Brison
et J.F. Pradeau, Flammarion (GF), 2003, p. 86-88 (262a-263e).
[8]
Jacques Derrida, L’Animal que donc je
suis, Paris, Galilée, 2006, p. 65.
[9]
Ibid., p. 127.
[10]
Ibid., p. 140.
[11]
Le plaidoyer en faveur de l’animal peut ainsi facilement prendre des accents
lévinassiens ou « hyperlévinassiens », comme en témoigne la tonalité
nettement éthique prise par la déconstruction de la limite homme-animal, dans L’Animal que donc je suis :
« Si je suis responsable de l’autre, et devant l’autre, et à la place de
l’autre, l’animal n’est-il pas encore plus autre, plus radicalement autre, si
je puis dire, que l’autre en lequel je reconnais mon frère, que l’autre en
lequel j’identifie mon semblable ou mon prochain ? » (Ibid., p. 147-148).
[12]
Élisabeth de Fontenay, Sans offenser le
genre humain. Réflexions sur la cause animale, Paris, Albin Michel, 2008,
p. 47.
[13]
Cf. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de
l’exception humaine, op. cit., p. 23-65.
[14]
Cf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris,
Gallimard, 1945, p. 198-199 : « Tout est nécessité dans l’homme, et,
par exemple, ce n’est pas par une simple coïncidence que l’être raisonnable est
aussi celui qui se tient debout ou
possède un pouce opposable aux autres doigts, la même manière d’exister se
manifeste ici et là. Tout est contingence en l’homme en ce sens que cette
manière humaine d’exister n’est pas garantie à tout enfant humain par quelque
essence qu’il aurait reçue à sa naissance et qu’elle doit constamment se
refaire en lui à travers les hasards du corps objectif [...] L’existence
humaine nous obligera à réviser notre notion usuelle de la nécessité et de la
contingence, parce qu’elle est le changement de la contingence en nécessité par
l’acte de reprise ».
[15]
Thomas Nagel, Le Point de vue de nulle
part, trad. S. Kronlund, Combas, L’Éclat, 1993, p. 96.
[16]
Franck Tinland, La Différence
anthropologique. Essai sur les rapports de la Nature et de l’Artifice,
Paris, Aubier, 1977, p. 11.
[17]
Patrick Pharo, « Nature, culture, significations dans les théories de
l’homme », in L’Homme et le Vivant,
dir. P. Pharo, Paris, PUF (Science, Histoire et Société), 2004, p. 49.