vendredi 11 novembre 2011

Compte-rendu de l'exposé de Raphaël Larrère

L’expérimentation animale : de quelques points de vue des soutiers de la recherche


Il y a quelques années, une UMR de l’Inserm avait organisé une journée consacrée à l’éthique de la recherche. Je figurais parmi les invités et j’avais choisi de faire une présentation, critique et argumentée, des points de vue des différentes éthiques animales sur l’instrumentalisation des animaux dans les expériences scientifiques. J’avais découvert les éthiques animales peu de temps auparavant et j’avais eu l’occasion de m’interroger à leur application à l’expérimentation scientifique pour avoir contribué à une mission sur ce thème à l’Inra. J’avais évoqué, la position kantienne, l’utilitarisme élargi et différentes théories des droits. J’avais alors développé ce que la fréquentation du Centre de recherche zootechnique de Theix, quelques entretiens avec des chercheurs dans le cadre de la mission expérimentation animale de l’Inra  et la lecture de quelques livres blancs, m’avaient appris de ce qu’était l’éthique spontanée des scientifiques. Il me semblait en effet que les chercheurs sont pris entre deux devoirs. Il leur faut produire des connaissances : c'est leur mission et leur raison sociale. Or, cela suppose éventuellement d'infliger douleurs, stress, mutilations et contraintes à des animaux. D'où le second devoir de ne pas s'avilir en les faisant souffrir en toute connaissance de cause. Axel Kahn (kantien conscient de l’être) avance un point de vue qui semble largement partagé par la majorité des chercheurs : les animaux ne sauraient avoir de droits protecteurs, car ils ne sont pas des sujets moraux et, dénués de conscience réflexive, ils n’ont pas de valeur intrinsèque. Cependant, puisqu’il s’agit d’êtres sensibles, les pratiques de laboratoire peuvent être jugées d'un point de vue éthique : comme l’écrit Axel Kahn, «  on peut considérer qu'une personne qui, connaissant la souffrance animale, la provoque sans rien faire pour la diminuer, a un comportement indigne de la personne humaine et donc immoral ». S’il ne doit donc pas y avoir d'entrave à l'expérimentation scientifique sur les animaux, on ne doit pas non plus leur infliger de « souffrances inutiles ».
Pour définir ce que sont les « souffrances inutiles » et donc les « devoirs » indirects envers les animaux de laboratoire, les scientifiques se tournent alors vers la rationalité instrumentale de l'utilitarisme et envisagent de procéder à une sorte de calcul coût/avantage, qui permettra de distinguer la souffrance « utile » de « l'inutile ». D'où, le bricolage auquel ils aboutissent : il s'agit d'inscrire, dans le cadre d'une déontologie kantienne, une sorte de calcul utilitariste. Si fruste qu'il soit, ce calcul va spécifier les devoirs de l'expérimentateur vis-à-vis des animaux qu'il manipule. Si l’on s’en tient à ce point de vue, les scientifiques peuvent, pour ce faire, s’inspirer de la règle dite “des trois R[AL1] ”.
La faveur de ce bricolage éthique auprès des communautés scientifiques s'expliquait selon moi aisément : grâce à lui, les scientifiques et les expérimentateurs restent maîtres de l'évaluation et décident du tolérable et de l'inadmissible. Les scientifiques ne prétendent-ils pas être les mieux placés pour apprécier les enjeux cognitifs (et même les enjeux économiques et sociaux) de leurs recherches? D’autres scientifiques ne sont-ils pas les plus à même d’évaluer et d’objectiver la douleur et la souffrance des animaux? L’évaluation éthique peut ainsi s’inscrire dans les procédures bien rodées des controverses scientifiques. Il s'agit bien de préserver le pouvoir des scientifiques sur l'évaluation de leurs activités : que nul citoyen lambda ne vienne poser des questions d'autant plus embarrassantes qu'il est supposé ignorer, ce que le scientifique est supposé savoir. J’avais achevé en expliquant que cette réticence à admettre des représentants de la société civile (et a fortiori des défenseurs de la cause animale) dans des comité éthiques sur l’expérimentation animale) tenait aussi à ce qu’ils ne voulaient pas que soient exposés sur une arène publique leurs propres divergences (entre disciplines) sur l’expérimentation animale et encore moins les tensions bien mises sous le boisseau entre les chercheurs qui conçoivent les protocoles et les petites mains qui opèrent et font le « sale boulot ».

A l’issue de mon exposé, les auditeurs s’étaient contenté d’applaudir poliment. Ils n’avaient pas l’air trop mécontents, mais ils étaient plutôt gênés. S’il y avait eu des questions sur les autres exposés (qui concernaient la responsabilité sociale des scientifiques), personne ne m’avait posé la moindre question. J’ai pensé que ces histoires de droits moraux que l’on pouvait accorder aux animaux – sans pour autant rabaisser les hommes – n’avaient pas intéressé grand monde ; je m’étais donc planté ; ce n’était pas la première fois. Mais, au repas de midi, je me suis trouvé entouré de quelques doctorants (ou post-doctorants) et de deux techniciens. Ils tenaient, me dirent-ils, à manger avec moi. Alors, ils ont parlé de leur malaise vis-à-vis de la façon dont ils devaient traiter des animaux.
Un technicien rappelle ainsi que ceux qui décident des protocoles ne sont pas ceux qui se « salissent les mains ». Un souvenir m’assaille alors : la première fois que j’ai entendu affirmer le respect que l’on doit aux animaux de laboratoire et exprimer des revendications au sujet des expériences mises en œuvre, c’était au tout début des années 1970. Ceux qui s’exprimaient ainsi étaient deux techniciens de l’Inra qui n’en pouvaient plus, disaient-ils, d’infliger à des lapins auxquels ils s’étaient attachés par la force des choses, un protocole qui faisait beaucoup souffrir ces pauvres bêtes. Ils en souffraient eux-mêmes et en voulaient à leur directeur de laboratoire de programmer de tels traitements. Il n’avait qu’à les infliger lui-même s’il y tenait tant !
Le souvenir en flash évanoui, je reviens dans la conversation. Sont évoquées deux ou trois expériences qui ont offensé la sensibilité de ces futurs jeunes chercheurs, dont l’un a même changé de sujet de thèse.  Véhémente, une doctorante se met alors à exposer son cas. Elle a besoin, pour sa recherche, de cerveaux de rats exempts de toxines. Régulièrement, il lui faut donc une « récolte » de cervelles. Elle les obtient par le truchement d’un dispositif de guillotine. Cela marche assez bien pour les deux ou trois premiers rats, mais les suivants se méfient et il faut les pousser rapidement vers l’instrument du supplice. Plusieurs jours avant la « récolte », elle a besoin de barbituriques pour éviter les insomnies. Le jour même, elle se calfeutre dans son bureau et n’en sort plus. Elle n’en sortirait, dit-elle, « pour rien au monde ». Puis il lui faut quelques jours pour récupérer et n’avoir plus besoin de médecine. Je lui demande alors :
« Mais ! qui s’occupe de guillotiner les rats si vous restez cloîtrée dans votre bureau ?
- Le technicien animalier bien sûr », me répond-elle.
« Et lui, c’est avant ou après la « récolte » qu’il a des insomnies ?
- Oh ! lui, il a l’habitude, je ne pense pas que ça le perturbe trop ».
Le technicien animalier en question n’était pas à notre table et je n’ai pas pu savoir s’il en était bien ainsi. Mais ce dont je suis certain c’est que le directeur de thèse ne le sait pas plus que moi et qu’il ignore jusqu’au malaise ressenti pas sa doctorante. Sur cette question de rats guillotinés, de cervelles et de malaise inavoué, est apparu crûment ce que peut signifier la hiérarchie quand il est question, comme l’exprimait quelques instants plus tôt le technicien, de « se salir les mains ». 

Au printemps 2010, mes complices du groupe « Sciences en questions », grâce à des trésors de diplomatie, sont parvenus à organiser dans le Centre de recherche zootechnique de l’Inra à Rennes, une conférence sur l’expérimentation animale. Habituellement, les responsables des Centres de recherche de l’Inra accueillent très volontiers les conférences de « Sciences en questions ». Il semble en l’occurrence, que le thème ait été jugé trop délicat et trop polémique pour être admis sans hésitation. Jamais nous n’avions rencontré de telles oppositions. Puis les chercheurs du Centre de Rennes ayant constaté qu’ils n’avaient pas affaire au malin en personne, il a fallu organiser des conférences dans 4 autres Centres. Le conférencier pressenti était un juriste, Jean-Pierre Marguénaud, dont la double spécialité est le droit animalier et la Cour européenne des droits de l’Homme. Constatant qu’il est illogique de maintenir les animaux dans la catégorie des choses (biens meubles) alors que le droit reconnaît qu’il s’agit aussi « d’êtres sensibles », il développe une thèse originale, selon laquelle on devrait engager un vaste chantier pour donner aux animaux un statut de « personne technique », proche de celui des « personnes morales ». Il avait intitulé sa conférence « L’expérimentation animale entre droit et liberté ». Lors du débat qui eut lieu à l’issue de cette conférence, un technicien animalier (il s’occupait lui-même de bovins qui n’étaient guère soumis à des expériences traumatisantes), s’adressa ainsi au conférencier :
« Un réseau animalier existe depuis dix ans et les animaliers se rencontrent au niveau national tous les trois ou quatre ans. Nous avons déjà abordé des problèmes d'éthique, par exemple : quelles sont les relations entre l'homme et l'animal, notamment pour les bovins que l'on garde plusieurs années ? On connaît bien les animaux puisqu'on est avec eux tous les jours. Les techniciens animaliers aiment bien leurs animaux et sont proches d'eux. Il y a une forme de complicité qui se crée entre l'animalier et l'animal et celui-ci accepte d'autant plus notre présence que celle d'une personne inconnue. Un autre thème qui a été abordé au cours de ces rencontres, c'est : concilier élevage et expérimentation. Il en sort qu'il y a des animaliers plus éleveurs et d'autres plus expérimentateurs. Chacun a donc un ressenti et une sensibilité différente. Les agents sont des éleveurs avec le souci de maintenir les animaux en bonne santé à la fois pour la qualité des expérimentations, mais aussi la qualité de leur travail et la relation qu'ils ont avec leurs animaux au quotidien. Un animal stressé ou malade n'exprime pas son potentiel et demande plus de soins, de travail et d'attention. Il n'est pas représentatif du troupeau, ce qui veut dire que, derrière, les résultats seront faussés».
Puis, son discours achevé, il lance tout à trac : « J'ai une question pour M. Marguénaud. Quelle liberté a l'animalier de refuser une expérience ? Peut-il dire : "Halte-là ! Je ne veux pas faire cela" ? ».
L’homme faisait allusion dans son intervention à une rencontre qui avait été conduite deux ou trois ans plus tôt et où il avait été question des problèmes moraux que rencontraient les techniciens animaliers dans leur travail. Sur le Centre de recherches zootechniques de Jouy-en-Josas, Béatrice de Montera (alors doctorante) et Evelyne Lhoste (chargée de la communication) avaient organisé une série de séminaires qui se tenaient tous les deux mois sur le thème « animal en recherche et éthique ». Le responsable de l’Unité (c’est celle dont j’ai parlé au sujet du clonage) dans laquelle travaillait la doctorante  et le président du Centre, avaient approuvé cette initiative. Ce séminaire, ouvert à tous, intéressait en moyenne entre une quarantaine et une cinquantaine de participants. Elles eurent l’idée de profiter des journées qui rassemblent « tous les trois ou quatre ans » les techniciens animaliers de l’Inra, pour préparer le dernier séminaire de la série, qui devait être ainsi consacré aux problèmes moraux auxquels ils étaient confrontés. Autant dire qu’il y eut des réticences de la part de certains chercheurs, et que les techniciens eurent du mal à prendre la parole sur des sujets qui ne sont jamais abordés dans les laboratoires et dont plusieurs ne parlent même pas à leurs proches. Il a fallu beaucoup de diplomatie pour surmonter les craintes des uns et tout autant de conviction pour libérer la parole des autres. Mais elles parvinrent (sans doute aussi grâce à un appui syndical) à organiser des groupes de travail. Devant un auditoire plus fourni que d’habitude, ces animaliers ont, lors de ce dernier séminaire, rendu compte de leurs  discussions.
Disons d’entrée de jeu (comme cela fut d’ailleurs rappelé) qu’il y a à l’Inra des expériences peu « invasives » (n’allant pas au delà de prises de sang ou de mesures diverses) au cours desquelles les animaux sont traités comme ils le seraient dans un élevage (et souvent même mieux). De ces expérimentations, il ne fut pas question. Mais, il est apparu que la même rubrique d’animalier (ou de technicien animalier) amalgame une diversité de pratiques et des relations contrastées avec les animaux. D’un côté, il y a ceux qui traitent individuellement les animaux et, de l’autre, ceux qui les traitent « en volume ».
Parmi les premiers, il y a, d’une part, ceux qui s’occupent de l’entretien des grands animaux de ferme (bovins, ovins, caprins et porcs)[1] et, d’autre part, ceux qui prennent soin des animaux qui, quelle que soit leur taille, sont individualisés parce qu’il s’agit de clones ou de transgènes. Les responsables des animaux de ferme sont souvent issus de milieux ruraux (descendants d’éleveurs) et ont choisi ce métier pour s’occuper des bêtes. S’ils ont des diplômes confirmant leur compétence en matière d’élevage, ils n’ont pas suivi de formation particulière pour la recherche. Néanmoins, comme si la noblesse de l’animal retentissait sur celui qui en prend soin, ils forment une sorte d’élite et semblent bien considérer qu’il en est ainsi.
Les seconds – ceux qui traitent des animaux de laboratoires (rats et souris) – ont généralement suivi un cursus spécial de préparation à l’expérimentation animale. Mais ils n’ont guère la possibilité de s’occuper individuellement de leurs animaux (sauf ceux qui, tout en ayant suivi le même cursus s’occupent des clones et des transgènes de lapins, de rats ou de souris).
Les animaliers qui prennent soin des animaux de ferme ont une éthique qui se rapproche de celle des éleveurs. Ils sont très sensibles au bien-être des bêtes qui leur sont confiées, ne supportent pas de les voir souffrir, mais sont moins concernés par leur sacrifice en fin de carrière. À la limite, ils préfèrent abréger la vie d’un animal que de le voir souffrir … et ils préfèrent cela d’autant plus que l’euthanasie n’est pas de leur ressort, mais de celui d’un vétérinaire.
Un cas particulier est celui des animaliers qui s’occupent d’animaux individualisés parce qu’ils ont été obtenus par clonage ou par transgénèse. Il y a tant de casse dans ces opérations (le pourcentage de clones et de transgènes qui parviennent à une vie apparemment normale est extrêmement faible), les animaliers concernés ont tant eu à s’occuper d’avortements et de mortalités périnatales, qu’ils prennent un soin particulier des rares rescapés. Ils en prennent soin à tel point que Béatrice de Montera a pu écrire que certains techniciens animaliers finissent par avoir avec les clones le rapport que l’on entretien avec des animaux de compagnie[2].
Ceux à qui revient de s’occuper des rongeurs de laboratoire ont un rapport très différent aux animaux dont ils ont la charge. Au cours d’une séance de travail préparatoire, après que la responsable d’un élevage de veaux a dit que son métier était de « faire naître » des veaux, de « les soigner » et de « les suivre », un animalier aurait ainsi présenté son métier : « je produit n souris, je les positionne, je les euthanasie ». Lors de la restitution des groupes de travail au séminaire, l’un des animaliers dit de même qu’il « produit » 34 000 rats par an ; comme les laboratoires n’ont besoin que de femelles, il « euthanasie » aussi sec 17 000 petits mâles … et les femelles lorsqu’elles ne peuvent plus servir aux expériences. De fait, ceux qui traitent les animaux en masse ont aussi pour mission de les euthanasier  en masse. Leur problème n’est pas les souffrances qui sont parfois infligées aux animaux, mais leur mise à mort. Si certains semblent s’en être plus ou moins accommodé, d’autres manifestent un malaise qu’ils ont du mal à exprimer : ils disent qu’ils n’en parlent à personne, ni au labo, ni dans leur famille et qu’ils n’osent même pas dire ce qu’ils font. Mais tous se rejoignent dans l’idée que « les chercheurs sont trop gourmands », qu’ils en veulent toujours plus. Quelques uns prennent la parole pour critiquer l’utilisation des « chambres à CO2 » pour se débarrasser des animaux qui ne peuvent pas (ou ne peuvent plus) servir. C’est certes pour des raisons symboliques (il ne s’agit certes que de rats et de souris, mais il s’agit aussi de chambres à gaz), mais aussi parce qu’ils prétendent que l’on voit les bêtes souffrir quelques instants, surtout les jeunes qui sont moins rapidement étouffés. Ils préfèreraient en fin de compte avoir des locaux spéciaux dans lesquels ils pratiqueraient des élongations cervicales qui produisent une mort immédiate. Certains de leurs collègues leur répondent que ce n’est pas possible quand on a trop de bêtes à euthanasier, que l’élongation marche bien sur les souris, mais moins bien sur les rats et que l’on peut toujours rater son coup : alors l’animal souffre plus encore qu’avec le CO2.
Je ne sais si les chercheurs qui ont suivi l’ensemble des séminaires ont été convaincus qu’il y a quelque chose à respecter chez les animaux – y compris chez les souris et les rats. J’espère qu’après ce dernier séminaire (où les échanges furent parfois assez vifs) même ceux qui considèrent que seule la personne humaine a une valeur intrinsèque et, qu’elle seule doit être respectée, auront saisi qu’il est injuste d’imposer à certaines personnes humaines des actions qui les offensent … même s’il s’agit de ces soutiers de la recherche  que sont les doctorants, les post-doctorants, les jeunes CR2, les éleveurs animaliers, et les techniciens de laboratoire.








[1] Mais aussi des lapins qui sont élevés individuellement dans des clapiers. Il n’y avait pas d’animaliers s’occupant de volailles à ce séminaire
[2] Cf. « Le clonage animal : de l’animal de laboratoire, à l’animal de production, à l’animal de compagnie » in Marie-Hélène Parizeau et Georges Chapouthier (eds) L’âtre humain, l’animal et la technique, Quebec, Presses de l’Université Laval, 2007, pp. 97-117.