On
présente souvent l’expérimentation animale comme un « mal
nécessaire » (cf. art. de Fl. Burgat, 2009). Une des difficultés qu’il y a
à voir en quoi peut consister le problème moral vient de la grande
complexité des situations en jeu :
-
Variété
des torts subis et difficulté de leur conceptualisation : souffrance des
animaux (douleur, stress, angoisse, peur, dépression, démence), le fait que
nombre d’entre eux sont tués au cours ou à la suite de l’expérience, privation
de liberté, atteinte à leur dignité ? L’évaluation doit-elle se faire en
termes de conséquences (coûts et avantages, peines et plaisirs), de droits
(respectés ou violés), de justice (dans la répartition des ressources et des
chances), de devoirs (non corrélés à des droits) ? On constate une grande
variété de réponses et de valeurs.
-
La
variété des animaux utilisés : degrés de complexité mentale et
émotionnelle variés ; gros et petits animaux, individualisables ou comptés
en groupes ; de laboratoire, destinés à l’élevage, sauvages, de compagnie
— poissons, reptiles, oiseaux, rongeurs, chats et chiens, bovins, ovins,
caprins, et encore, mais de moins en moins, quelques primates, plus de grands
singes.
-
La
variété des fins (recherche biomédicale, thérapeutique, toxicologique,
comportementale, agronomique, cognitive, cosmétique, industrielle, agricole,
éducative…) et selon différentes modalités (invasives ou non, infligeant des
douleurs variables, en isolement ou non).
-
La
multiplicité des acteurs (industries, Etat, organismes de recherche, public et
privé, laboratoires, chercheurs, techniciens, animaliers, et les sujets
eux-mêmes) et donc des points de vue possibles.
Dans les cas, majoritaires, où
l’expérimentation a pour but d’acquérir ou perfectionner des connaissances ou
tester des produits utiles à l’homme, l’animal utilisé est considéré à la fois
comme objet technique (en vue de la fin visée) et comme être vivant, sensible,
voire pensant, suffisamment analogue à l’homme pour que l’extrapolation de l’un
à l’autre puisse se faire. D’où le paradoxe de l’expérimentation, tel que le
formule Fl. Burgat :
La similitude psychophysiologique
entre les espèces, requise par l’extrapolation et sans laquelle
l’expérimentation perd toute pertinence scientifique, rend du même coup vaine
l’invocation de différences, propres à tracer entre l’homme et les animaux une
ligne de partage bien nette. (Burgat 2009, p. 195)
Certaines justifications de
l’expérimentation s’apparentent plus à des stratégies de légitimation et
révèlent le problème sous-jacent.
1. Prendre une position morale sur
la question
Les deux principales positions en
éthique animale, sur l’expérimentation sont utilitariste (à la suite de Peter
Singer) et déontologique (à la suite de Tom Regan). L’utilitariste, considère
que les conséquences, bonnes et mauvaises, de toute expérimentation doivent
être prises en compte et agrégées, en accordant une égale considération aux
intérêts de tous les être susceptibles d’être affectés, à savoir les êtres
sensibles. Les conséquences incluent non seulement ce qui est commis par des
agents mais également ce qu’ils ont omis de faire. Le déontologiste, considère
que la moralité d’une action s’évalue selon les droits, indépendants, qu’elle a
respectés ou violés, droits qui émanent de la valeur inhérente d’une entité
donnée. Ces droits sont égaux, inviolables et non-interchangeables, quelles que
soient les conséquences éventuellement bénéfiques qui pourraient découler de
leur violation. Au sein de chacun de ces courants théoriques, on trouve des
partisans et des opposants à l’expérimentation animale.
Quant au chercheur, des
considérations utilitaristes aussi bien que déontologiques interviennent dans
sa pratique, et elles peuvent être interprétées de manière ambivalente.
D’un côté, le pilotage de la
recherche (l’éthique officielle et réglementaire) insiste sur les grands
bénéfices (réels ou espérés) pour la santé humaine et animale, et le progrès
des connaissances issus de l’expérimentation animale. Il serait donc criminel
de ne pas expérimenter. Mais implicitement, si le résultat du calcul coûts
/utilités s’inversait, tout le monde reconnaîtrait qu’il ne faut pas
expérimenter sur les animaux.
De l’autre, la déontologie
explicite du chercheur ou les éthiques tacites énoncent que, d’une part, nous
avons le droit, et même peut-être aussi le devoir, d’expérimenter sur les
animaux, mais qu’en même temps, notre humanité nous impose de ne pas les
traiter comme de simples choses (bien qu’ils n’aient pas eux-mêmes de droits).
L’utilitariste objecte au
déontologiste principalement qu’il ne prend pas suffisamment en compte des
conséquences potentiellement extrêmement bénéfiques et qu’il s’appuie sur une
distinction non pertinente entre actions (intentionnelles) et omissions (non
intentionnelles). Mais on peut également adresser nombre de critiques à la
méthode agrégative de l’utilitarisme, et notamment le fait de l’incommensurabilité des
intérêts humains et animaux, et le problème concret de déterminer les coûts /
bénéfices d’une expérience à l’avance.
On remarquera que, selon les
positions, ce qui constitue un tort pour l’animal diffère (sensibilité, états
mentaux, fonctions plus larges).
2. La position contextuelle
La
position contextuelle pose que la prise en compte du contexte est nécessaire
pour déterminer l’acceptabilité de l’expérimentation. Les agents et les effets
de leurs actions ont une importance morale variable selon les contextes :
l’expérimentation par rapport aux autres contextes, et les différents contextes
d’expérimentation (Inra, Inserm, CNRS, laboratoire pharmaceutique, laboratoire
de psychologie expérimentale, etc.).
Une objection à l’appel à la
notion de contexte, serait que j’accorde plus d’importance à des facteurs
circonstanciels qu’aux propriétés de l’animal lui-même et que je reconduis
ainsi la négation par l’expérimentateur de l’existence d’un problème moral. La
catégorie « animal d’expérimentation », il est vrai, affecte la
nature même de l’animal, en le transformant en matériel de laboratoire. Mais ce
serait confondre l’usage descriptif de la notion de contexte avec son usage normatif.
Le premier usage porte sur l’expérimentation telle qu’elle se pratique ;
le second détermine les conditions de pertinence du contexte. Il faut donc
distinguer entre
-
Des
contextes pertinents,
qui modifient certaines de nos obligations à l’égard d’un animal (dont les
capacités ne changent pas).
-
Des
contextes neutres,
dans lesquels les variations de traitement entre deux individus ne peuvent être
justifiés que par leurs différences intrinsèques (par exemple, deux
laboratoires ou deux fermes).
Ainsi, je dois plus à mon chat
qu’aux cervidés de la région, en vertu de la communauté domestique dans
laquelle nous vivons. Mais une analyse plus fine révèlera des contextes
intermédiaires, où nous avons une obligation positive, plus faible certes,
vis-à-vis d’animaux sauvages affectés par notre mode de vie (ex. animaux
traversant les autoroutes). Cf. Clare Palmer (2010).
Cette distinction est utile car
on pourrait repérer dans de nombreuses tentatives de justifier
l’expérimentation par l’appel au contexte :
-
le
grand public n’y comprend rien ;
-
les
acteurs extérieurs à la recherche n’ont pas leur mot à dire ;
-
les
conditions de vie de l’animal sont telles que toute comparaison avec son mode
de vie « naturel » n’a pas lieu d’être ;
-
l’animal
ne connaît pas la liberté donc il ne la regrette pas ;
-
il
a été élevé exprès, ce n’est pas un animal domestique ;
-
les
protocoles scientifiques sont l’application de nobles fins ;
-
les
modèles animaux (ex. douleur) permettent de mieux comprendre les animaux
eux-mêmes.
Or ces faits allégués
suffisent-ils à faire du laboratoire un contexte pertinent, c’est-à-dire
justifiant une différence de traitement ? Ce qu’on fait dans le
laboratoire serait considéré comme cruel, non seulement envers ses animaux de
compagnie, mais peut-être même dans certains élevages. Seule la finalité semble
justifier l’inoculation de pathologies et de potentiels remèdes, l’observation
invasive des corps et des esprits, la manipulation (technique et génétique) des
organismes, la distribution de stimuli nocifs et de récompenses intéressées, et
le confinement à vie, fût-ce dans une cage de taille jugée décente. On pourrait
au contraire considérer le contexte du laboratoire comme un contexte neutre et
que les obligations qui incombent au chercheur à l’égard des animaux qui s’y
trouvent sont les mêmes que celles qui incombent au propriétaire d’un animal ou
d’un éleveur.
Un abolitionniste pourra objecter
au contextualisme qu’il vaut mieux ne tout simplement pas recourir au contexte
et admettre que nos obligations sont constantes d’un contexte à l’autre. Mais
on se priverait d’outils relativement efficaces. Ainsi le contextualisme
pourrait permettre de traiter l’expérimentation d’une manière plus intuitive. Un
laboratoire pourrait compter comme un contexte pertinent selon les
critères suivants :
-
non-futilité
des fins visées ;
-
non-hétérogénéité
de ces fins avec celles que pourrait viser l’individu (il faut que l’expérience
puisse raisonnablement lui être bénéfique) ;
-
proportionnalité
entre le bénéfice escompté et le coût infligé ;
-
maintien
de la relation chercheur-animal;
-
approximation
maximale des conditions d’épanouissement requises.
L’animal de laboratoire serait
ainsi distinct d’un animal comparable dans un autre contexte en ce qu’il
s’inscrirait dans une relation collaborative (avec le chercheur et les
animaliers) destinée à produire des connaissances mutuellement utiles,
intéressantes et non néfastes. Analogue à une nouvelle communauté domestique,
le laboratoire donnerait lieu à des obligations propres. En échange de la
liberté, du temps et des efforts qu’il nous offre, l’animal aurait droit en
retour à une attention, une éducation et une protection proportionnée. Le
double avantage de ce contextualisme est de pouvoir traiter l’animal de
laboratoire relativement différemment de son congénère sauvage ou domestique
tout en lui accordant un statut moral suffisamment protecteur et conforme à
l’une des vies bonnes qu’il peut mener. Il est suffisamment affiné pour
accorder une spécificité au laboratoire et soumis à une série de conditions qui
font que l’animal n’y est pas traité seulement comme un moyen mais en même
temps comme le sujet d’une relation contrainte par des considérations de
justice.