jeudi 10 novembre 2011

Compte-rendu de l'exposé de Nicolas Delon

L’animal d’expérimentation: objet technique, objet d’éthique

            On présente souvent l’expérimentation animale comme un « mal nécessaire » (cf. art. de Fl. Burgat, 2009). Une des difficultés qu’il y a à voir en quoi peut consister le problème moral vient de la grande complexité des situations en jeu :
-         Variété des torts subis et difficulté de leur conceptualisation : souffrance des animaux (douleur, stress, angoisse, peur, dépression, démence), le fait que nombre d’entre eux sont tués au cours ou à la suite de l’expérience, privation de liberté, atteinte à leur dignité ? L’évaluation doit-elle se faire en termes de conséquences (coûts et avantages, peines et plaisirs), de droits (respectés ou violés), de justice (dans la répartition des ressources et des chances), de devoirs (non corrélés à des droits) ? On constate une grande variété de réponses et de valeurs.
-         La variété des animaux utilisés : degrés de complexité mentale et émotionnelle variés ; gros et petits animaux, individualisables ou comptés en groupes ; de laboratoire, destinés à l’élevage, sauvages, de compagnie — poissons, reptiles, oiseaux, rongeurs, chats et chiens, bovins, ovins, caprins, et encore, mais de moins en moins, quelques primates, plus de grands singes.
-         La variété des fins (recherche biomédicale, thérapeutique, toxicologique, comportementale, agronomique, cognitive, cosmétique, industrielle, agricole, éducative…) et selon différentes modalités (invasives ou non, infligeant des douleurs variables, en isolement ou non).
-         La multiplicité des acteurs (industries, Etat, organismes de recherche, public et privé, laboratoires, chercheurs, techniciens, animaliers, et les sujets eux-mêmes) et donc des points de vue possibles.
Dans les cas, majoritaires, où l’expérimentation a pour but d’acquérir ou perfectionner des connaissances ou tester des produits utiles à l’homme, l’animal utilisé est considéré à la fois comme objet technique (en vue de la fin visée) et comme être vivant, sensible, voire pensant, suffisamment analogue à l’homme pour que l’extrapolation de l’un à l’autre puisse se faire. D’où le paradoxe de l’expérimentation, tel que le formule Fl. Burgat :
La similitude psychophysiologique entre les espèces, requise par l’extrapolation et sans laquelle l’expérimentation perd toute pertinence scientifique, rend du même coup vaine l’invocation de différences, propres à tracer entre l’homme et les animaux une ligne de partage bien nette. (Burgat 2009, p. 195)
Certaines justifications de l’expérimentation s’apparentent plus à des stratégies de légitimation et révèlent le problème sous-jacent.


1.  Prendre une position morale sur la question

Les deux principales positions en éthique animale, sur l’expérimentation sont utilitariste (à la suite de Peter Singer) et déontologique (à la suite de Tom Regan). L’utilitariste, considère que les conséquences, bonnes et mauvaises, de toute expérimentation doivent être prises en compte et agrégées, en accordant une égale considération aux intérêts de tous les être susceptibles d’être affectés, à savoir les êtres sensibles. Les conséquences incluent non seulement ce qui est commis par des agents mais également ce qu’ils ont omis de faire. Le déontologiste, considère que la moralité d’une action s’évalue selon les droits, indépendants, qu’elle a respectés ou violés, droits qui émanent de la valeur inhérente d’une entité donnée. Ces droits sont égaux, inviolables et non-interchangeables, quelles que soient les conséquences éventuellement bénéfiques qui pourraient découler de leur violation. Au sein de chacun de ces courants théoriques, on trouve des partisans et des opposants à l’expérimentation animale.
Quant au chercheur, des considérations utilitaristes aussi bien que déontologiques interviennent dans sa pratique, et elles peuvent être interprétées de manière ambivalente.
D’un côté, le pilotage de la recherche (l’éthique officielle et réglementaire) insiste sur les grands bénéfices (réels ou espérés) pour la santé humaine et animale, et le progrès des connaissances issus de l’expérimentation animale. Il serait donc criminel de ne pas expérimenter. Mais implicitement, si le résultat du calcul coûts /utilités s’inversait, tout le monde reconnaîtrait qu’il ne faut pas expérimenter sur les animaux.
De l’autre, la déontologie explicite du chercheur ou les éthiques tacites énoncent que, d’une part, nous avons le droit, et même peut-être aussi le devoir, d’expérimenter sur les animaux, mais qu’en même temps, notre humanité nous impose de ne pas les traiter comme de simples choses (bien qu’ils n’aient pas eux-mêmes de droits).
L’utilitariste objecte au déontologiste principalement qu’il ne prend pas suffisamment en compte des conséquences potentiellement extrêmement bénéfiques et qu’il s’appuie sur une distinction non pertinente entre actions (intentionnelles) et omissions (non intentionnelles). Mais on peut également adresser nombre de critiques à la méthode agrégative de l’utilitarisme, et notamment le fait de l’incommensurabilité des intérêts humains et animaux, et le problème concret de déterminer les coûts / bénéfices d’une expérience à l’avance.
On remarquera que, selon les positions, ce qui constitue un tort pour l’animal diffère (sensibilité, états mentaux, fonctions plus larges). 

2. La position contextuelle
La position contextuelle pose que la prise en compte du contexte est nécessaire pour déterminer l’acceptabilité de l’expérimentation. Les agents et les effets de leurs actions ont une importance morale variable selon les contextes : l’expérimentation par rapport aux autres contextes, et les différents contextes d’expérimentation (Inra, Inserm, CNRS, laboratoire pharmaceutique, laboratoire de psychologie expérimentale, etc.).
Une objection à l’appel à la notion de contexte, serait que j’accorde plus d’importance à des facteurs circonstanciels qu’aux propriétés de l’animal lui-même et que je reconduis ainsi la négation par l’expérimentateur de l’existence d’un problème moral. La catégorie « animal d’expérimentation », il est vrai, affecte la nature même de l’animal, en le transformant en matériel de laboratoire. Mais ce serait confondre l’usage descriptif de la notion de contexte avec son usage normatif. Le premier usage porte sur l’expérimentation telle qu’elle se pratique ; le second détermine les conditions de pertinence du contexte. Il faut donc distinguer entre
-   Des contextes pertinents, qui modifient certaines de nos obligations à l’égard d’un animal (dont les capacités ne changent pas).
-   Des contextes neutres, dans lesquels les variations de traitement entre deux individus ne peuvent être justifiés que par leurs différences intrinsèques (par exemple, deux laboratoires ou deux fermes).

Ainsi, je dois plus à mon chat qu’aux cervidés de la région, en vertu de la communauté domestique dans laquelle nous vivons. Mais une analyse plus fine révèlera des contextes intermédiaires, où nous avons une obligation positive, plus faible certes, vis-à-vis d’animaux sauvages affectés par notre mode de vie (ex. animaux traversant les autoroutes). Cf. Clare Palmer (2010).
Cette distinction est utile car on pourrait repérer dans de nombreuses tentatives de justifier l’expérimentation par l’appel au contexte :
-   le grand public n’y comprend rien ;
-   les acteurs extérieurs à la recherche n’ont pas leur mot à dire ;
-   les conditions de vie de l’animal sont telles que toute comparaison avec son mode de vie « naturel » n’a pas lieu d’être ;
-   l’animal ne connaît pas la liberté donc il ne la regrette pas ;
-   il a été élevé exprès, ce n’est pas un animal domestique ;
-   les protocoles scientifiques sont l’application de nobles fins ;
-   les modèles animaux (ex. douleur) permettent de mieux comprendre les animaux eux-mêmes.

Or ces faits allégués suffisent-ils à faire du laboratoire un contexte pertinent, c’est-à-dire justifiant une différence de traitement ? Ce qu’on fait dans le laboratoire serait considéré comme cruel, non seulement envers ses animaux de compagnie, mais peut-être même dans certains élevages. Seule la finalité semble justifier l’inoculation de pathologies et de potentiels remèdes, l’observation invasive des corps et des esprits, la manipulation (technique et génétique) des organismes, la distribution de stimuli nocifs et de récompenses intéressées, et le confinement à vie, fût-ce dans une cage de taille jugée décente. On pourrait au contraire considérer le contexte du laboratoire comme un contexte neutre et que les obligations qui incombent au chercheur à l’égard des animaux qui s’y trouvent sont les mêmes que celles qui incombent au propriétaire d’un animal ou d’un éleveur.
Un abolitionniste pourra objecter au contextualisme qu’il vaut mieux ne tout simplement pas recourir au contexte et admettre que nos obligations sont constantes d’un contexte à l’autre. Mais on se priverait d’outils relativement efficaces. Ainsi le contextualisme pourrait permettre de traiter l’expérimentation d’une manière plus intuitive. Un laboratoire pourrait compter comme un contexte pertinent selon les critères suivants :
-   non-futilité des fins visées ;
-   non-hétérogénéité de ces fins avec celles que pourrait viser l’individu (il faut que l’expérience puisse raisonnablement lui être bénéfique) ;
-   proportionnalité entre le bénéfice escompté et le coût infligé ;
-   maintien de la relation chercheur-animal;
-   approximation maximale des conditions d’épanouissement requises.

L’animal de laboratoire serait ainsi distinct d’un animal comparable dans un autre contexte en ce qu’il s’inscrirait dans une relation collaborative (avec le chercheur et les animaliers) destinée à produire des connaissances mutuellement utiles, intéressantes et non néfastes. Analogue à une nouvelle communauté domestique, le laboratoire donnerait lieu à des obligations propres. En échange de la liberté, du temps et des efforts qu’il nous offre, l’animal aurait droit en retour à une attention, une éducation et une protection proportionnée. Le double avantage de ce contextualisme est de pouvoir traiter l’animal de laboratoire relativement différemment de son congénère sauvage ou domestique tout en lui accordant un statut moral suffisamment protecteur et conforme à l’une des vies bonnes qu’il peut mener. Il est suffisamment affiné pour accorder une spécificité au laboratoire et soumis à une série de conditions qui font que l’animal n’y est pas traité seulement comme un moyen mais en même temps comme le sujet d’une relation contrainte par des considérations de justice.