Eric
Baratay, 5 mai 2012
J’ai choisi dans mon exposé de partir d’abord de mes présupposés,
de montrer comment je suis arrivé au sujet, puis dans un second temps d’exposer
l’exemple du cheval de mines.
J’ai d’abord travaillé sur l’histoire culturelle des
animaux, sur les représentations animales. Mais ce n’était pas
satisfaisant car on ne voit que le côté humain de la relation. Par
exemple, pour expliquer la relation maître – chien, on tombe vite dans des explications
de projection anthropomorphique, déviation, misanthropie, etc. Je veux faire
une histoire animale, non pas du point de vue humain mais du point de vue des
animaux eux-mêmes.
J’ai fait le choix d’un entre-deux en ne prenant pas
comme objet des espèces entières, mais en m’intéressant à des histoires de
fortes liaisons entre hommes et animaux. Par conséquent, les animaux étudiés
sont surtout des animaux domestiques.
Et cette recherche implique un certain nombre de
présupposés de départ :
1)
Cela suppose d’abord d’abandonner l’idée que l’animal
est un objet passif, creux, pour passer au concept d’un animal sentant,
d’adaptant, etc. Ce concept d’animal n’est pas une simple construction
intellectuelle, mais une conviction de départ qui permet de voir beaucoup plus
de choses.
2)
Cela suppose aussi de changer la définition de
l’histoire dans laquelle les historiens sont ancrés depuis les années 30-40,
selon laquelle l’histoire est la science
de l’homme dans le passé. Cette définition avait pour but de permettre à
l’histoire de se rapprocher des sciences humaines. Selon la nouvelle définition
qui pourrait nous servir, l’histoire serait plutôt celle d’êtres vivants et pas
seulement des hommes.
On est alors très proches d’autres
historiographies qui peuvent servir de modèle :
-
l’histoire des vaincus. Une histoire a ainsi été faite de conquête espagnole de
l’Amérique du Sud montrant comment elle avait été vécue par les Indiens.
- l’histoire des anonymes qui existe depuis les années 90.
Cf. Alain Corbin, Le monde retrouvé de
Louis-François Pinagot. Sur les traces d'un inconnu, 1798-1876.
3)
Pour parvenir à ressaisir une histoire animale,
il faut détourner le regard, regard qui suit nécessairement le point de vue
humain. Les sources sont également orientées par le point de vue humain, et il
faut de nombreuses reprises avant de pouvoir s’en détacher. Par exemple, les
informations sur les chevaux sont présentées de manière telle que c’est
l’intérêt humain qui prime. Ou pour l’analyse de la corrida, trois histoires de
trois points de vue différents sont possibles : l’histoire du côté
humain ; l’histoire du côté des instruments ; l’histoire de l’animal.
Le détachement qui permet d’accéder à l’histoire de l’animal est difficile et
je pense même que je ne suis pas allé assez loin dans certaines analyses du livre.
4)
Avec quels documents ?
Le paradoxe est que tous les documents sont
nécessairement des documents humains. Il est possible que les animaux laissent
certaines traces, mais pas de documents. Un problème de fiabilité se pose :
les documents sont partiels et ponctuels, ils ne s’intéressent qu’à quelques
aspects ou à quelques animaux. Les témoins n’ont pas tout vu ni tout consigné,
ne retenant que ce qu’ils pouvaient et voulaient voir. Ils ont écrit avec toute
leur imagination et leurs certitudes. D’où l’intérêt du croisement des
documents issus de différents pays, où les approches diffèrent (p. ex. pour le
cheval dans la 1e guerre mondiale).
Ce problème est bien réel mais il n’est pas d’une nature
très différente que dans d’autres types d’histoire. Ainsi, pour l’histoire des
paysans, les documents ne sont pas écrits par les paysans. On trouvera le même
genre de problème dans d’autres sciences humaines comme l’ethnologie.
Les problèmes liés aux documents peuvent être contournés si
l’on se centre sur une époque donnée, les 19e et20e siècles,
parce que c’est l’époque à laquelle on a le plus utilisé les animaux dans l’histoire
humaine. On dispose donc de beaucoup de documents, qui sont de deux ordres principaux :
les documents techniques et les documents d’acteurs.
5)
Une histoire animale a besoin de s’appuyer sur
l’éthologie et aussi la physiologie, etc. Certes, c’est un problème que l’historien
ne soit pas un éthologue, mais pas radicalement différent de celui affronté par
les historiens des années 50 et 60 qui ont voulu faire de l’histoire
économique, démographique, etc.
L’éthologie pose cependant la difficulté d’être faite de
diverses écoles très divergentes : quelles approches faut-il
choisir ? Mon critère méthodologique a été de choisir celles qui accordaient
le plus aux animaux, de manière à permettre d’étudier les documents avec l’œil
le plus ouvert possible.
6)
Quant au problème de l’anthropomorphisme, il est
en fait moindre que celui de l’anthropocentrisme. En effet, du fait de ce
dernier, on utilise des concepts généralement définis en fonction de l’homme,
et même du point de vue occidental à une époque donnée. Cela empêche de
regarder, d’aller voir. En revanche, on peut utiliser un anthropomorphisme de
questionnement, sans le prolonger en anthropomorphisme d’analyse et de
conclusion qui vise à projeter. Un anthropomorphisme de questionnement permet
de regarder.
Je me suis intéressé à des vécus d’animaux emportés dans
l’histoire humaine et par lesquels on peut essayer d’appréhender le point de
vue de l’animal. C’est à la fois
- un
point de vue géographique : on se met à côté de l’animal pour voir comment
il a vécu l’histoire dans laquelle il a été emporté.
- un
point vue psychologique : on peut y accéder en fonction des sources à
certains moments, dans des interstices.
Il y a relativement peu d’animaux avant le XIXe parce qu’on
a un problème pour les nourrir. A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle,
le nombre d’animaux explose, et leurs emplois également. Leurs emplois sont par
exemple la diligence, l’omnibus (lignes régulières établies vers 1820-30), la
batellerie. L’élevage, par exemple en Normandie, ne se développe qu’à la fin du
XIXe : les vaches sont alors rapprochées des fermes pour la traite. De
même les troupeaux rentrent dans ville pour le lait : le lait qui n’était
qu’un médicament devient un aliment commun (l’élevage industriel, dans les
villes, se développe dès la fin du XIXe).
C’est aussi le début des conflits : en ville, sur le
traitement réservé aux animaux (début des sociétés protectrices des animaux) ;
à la campagne, sur le partage des terres.
Les animaux sont transformés par leur usage : ainsi le
cochon qu’on faisait marcher reste sur place pour engraisser et sa physiologie
change beaucoup. On plaque sur les animaux un modèle géométrique auquel la
sélection les fait correspondre (ex : création des vaches laitières,
chien).
Le cheval est utilisé dans les mines, à partir de 1820. Le
cheval de mines est fabriqué petit à petit. Il est massif et court :
musclé et puissant, mais assez court pour tourner dans les galeries. On utilise
d’abord le cheval breton puis le cheval belge et de trait du nord, et aussi des
mulets et poneys. Les étalons utilisés d’abord posent problème car ils se
disputent et sont difficiles pour les conducteurs inexpérimentés ; on
utilise ensuite des juments qui se battent aussi ; à partir des années
1870-80, on utilise des hongres, c’est-à-dire des mâles castrés. Ils sont
castrés à vif, avant l’achat, ce qui entraîne une très forte mortalité.
On a beaucoup de documents sur la description de la vente, le
transport à la mine et les premiers apprentissages, mais en général cela ne va
pas plus loin. J’ai croisé ces documents avec les travaux vétérinaires et
éthologiques contemporains. Cela permet de déduire certaines choses. On
comprend ainsi que les chevaux de mine subissent un stress de la rupture avec leur
milieu d’origine et leurs congénères familiaux, et un stress lié à l’arrivée
dans des écuries très grandes avec des bruits et des odeurs différents. Les
travaux contemporains corroborent et permettent d’expliquer les témoignages d’époque :
on trie entre les chevaux qui arrivent ou non à s’adapter, à la vie dans la
mine ou au travail particulier de traction des wagons entre des rails. L’adaptation
est physiologique et psychologique.
Après le triage, il y a la descente, phénomène largement
décrit à l’époque. Au début, les chevaux sont emballés, soulevés et descendus
par des grues. Leur terreur est celle de l’herbivore proie pris au piège (Cf.
dessin où le cheval a l’œil terrorisé). Des
masques sont utilisés pour réduire la peur. Cas de crise cardiaque. Le
stress à l’arrivée est tel que les animaux ont souvent besoin d’être laissés à
plat avant de se relever. A partir des années 40-50, des ascenseurs sont installés.
En bas, il fait nuit, il y a beaucoup de courants d’air, de
bruit, de poussière, il fait très humide. D’après l’éthologie et les
contemporains, les animaux ne sont pas trop gênés par la nuit, il y a peu
d’accidents de déplacement. En revanche, il y a un problème lorsqu’ils relèvent
la tête pour voir de loin : ils heurtent le plafond (utilisation de
barrettes protectrices pour pallier le problème). En outre, l’accommodation aux
bruits et aux odeurs apparaît beaucoup plus lente. En effet, les équidés y sont
très sensibles. On aperçoit pour tout cela de fortes différences selon les
individus. Certains ne veulent pas s’adapter et doivent être remontés.
Le travail du cheval est amplement documenté par les
ingénieurs et les directeurs de mines. Un cheval passe 6 à 8 heures à
tirer des wagons pleins et vides. Il y a des relais de 300 à 500m. Les wagons représentent
8 à 12 bennes = 6 à 8 tonnes. C’est un travail très difficile car surtout de
démarrage et non de traction.
Les descriptions de l’époque ajoutées aux travaux
vétérinaires contemporains sur le cheval de trait permettent de décrire les
difficultés rencontrées par les chevaux : fatigue très forte, risque de
déshydratation, refroidissements (du fait de l’aération par courants d’air de
la mine), raidissement musculaire.
Attelage s’est d’abord fait d’abord par bricole (large lanière
cuir sur le poitrail, qu’il est difficile de ne pas placer ni trop haute ni trop
basse), puis par collier d’épaule (problème de gaspillage de la force).
Les conditions de travail sont très variables, même à
l’intérieur d’une même mine, selon l’entretien des galeries. Les galeries
ressemblent souvent plus à des montagnes russes qu’elles ne sont planes. Il y a
aussi des différences entre compagnies. Ainsi, dans les mines de la Loire, la
cherté de l’exploitation est compensée par le travail des chevaux (on dit qu’il font 60 journées par mois). Grosse
différence également selon les hommes qui travaillent avec les chevaux.
Jusqu’aux années 1830-50, les rails sont en bois, puis ils
sont en fer, ce qui facilite grandement le travail des chevaux. Mais à partir
des années 70-80, les charges de travail sont augmentées en
compensation. La charge est également fortement augmentée après 1918,
quand les mineurs obtiennent la journée de 8h, et pour compenser celle-ci.
Sur l’adaptation des animaux, il existe beaucoup anecdotes,
qui ont longtemps été rejetées comme des inventions humaines. Pourtant, les vétérinaires
miniers parlent de l’intelligence du cheval et rejoignent tout à fait les analyses
vétérinaires d’aujourd’hui. Sur un parcours qu’ils connaissent, certains
chevaux savent ralentir quand c’est nécessaire, ouvrir les portes. Ils refusent
le travail après leur heure de travail habituelle. Beaucoup savent d’eux-mêmes
rentrer à l’écurie, se placer devant le wagon, etc. Quand ils arrivent aux
ascenseurs, certains chevaux avancent seuls lorsque le nombre de coups de
cloche correspondant au numéro de leur galerie est donné.
Certains chevaux refusent les suppléments de bennes. Les
mineurs négocient avec les chevaux (récompenses ou amènent sans bruit les wagons
supplémentaires).
Les chevaux présentent parfois de la résistance. Les vétérinaires
de l’époque disent que c’est à peu tout le temps dû à de la maltraitance.
En 36, les chevaux ont été remontés pendant les congés
payés. Certains ont refusé de redescendre voire se sont enfuis.
Des communautés hommes-chevaux
existent (p. ex. le conducteur partage le « briquet » (goûter) avec son
cheval…). Les compagnies cherchent les bons conducteurs, alors que la plupart sont
inexpérimentés.
Ainsi, pour le travail dans les mines, le modèle de
l’animal-machine était plaqué, le cheval étant considéré comme une machine, mais
ne pouvait pas être utilisé (si le cheval ne veut pas…). On aimerait qu’ils
soient des machines.
Les premières écuries sont des écuries de fortune le long
des galeries, où les chevaux se reposent très peu. Puis des écuries à part sont
construites. Problème pour acheminer la litière : d’abord de la paille,
puis du foin, de la tourbe.
Il y a du surmenage, des blessures mais, comme pour les
hommes, assez peu de maladies et pas les mêmes qu’à l’extérieur (surtout des
problèmes dus à l’humidité du sol, des bronchites et des coliques (parce que les
chevaux doivent manger lentement, or le de temps repos et le temps de travail sont
nettement partagés dans les mines)).
La mortalité est faible (2-3%), en comparaison p. ex. des omnibus
(5-7%, avec de fréquents arrêts cardiaques). Les chevaux travaillent en moyenne
10 ans (les poneys davantage). Jusqu’à fin XIXe, ils sont ensuite vendus aux
paysans. Après, ils sont vendus à l’équarrissage ou à la boucherie, même lorsqu’ils
sont encore en bon état (le prix de la viande de cheval est très intéressant).
Questions
Q. Quels sont les enjeux de cette
histoire ?
E.B.
Le parallèle avec l’histoire des vaincus est avant tout méthodologique du point
de vue de l’historiographie. Il ne s’agit pas de dire que les animaux sont des
vaincus.
L’enjeu
de cette histoire est de venir à bout du trou noir que constitue l’animal en
histoire. Il faut montrer que ce n’est pas un trou noir mais être vivant qui a des
capacités.
En
outre, si l’on connaît mieux l’animal, on comprend mieux ce qui se passe entre
l’homme et l’animal.
Q.
(Inaudible)
E.B.
Evolution du comportement des animaux. C’est très peu développé par les éthologues
alors qu’on a beaucoup de documents. Ex : loups ; pit-bulls (entre
1880 et 1840, aux Etats-Unis, le pit-bull était considéré comme l’animal par excellence
pour les enfants : méchant vis à vis des animaux mais gentil avec ses
maîtres, d’où : animal de compagnie).
Q. compagnonnage homme-cheval ?
E.B.
On a des témoignages de compagnonnage à partir du XXe. Mais ils sont déformés
par une idéalisation rétrospective, on retient surtout les bons côtés.
Il y a pourtant de nombreux cas de maltraitance : les
conducteurs non expérimentés vont avoir tendance à employer la violence.
Les chevaux sont parfois associés aux luttes dans le
travail (cf. tracts St-Etienne 1920). On a quelques photos où l’on voit des affiches
de la S.P.A. placardées dans les galeries.
Q. L’entrée de la
notion de vécu constitue une vraie rupture dans le discours scientifique sur
les animaux. Or, je suis frappée, dans votre travail, par le rôle accordé à la
physiologie, zoologie etc. dans la confirmation des sources. En effet, ce sont
bien certaines sciences contemporaines qui ont largement contribué à empêcher l’émergence
de la notion de vécu animal.
E.B.
Je m’attache plus à un croisement des disciplines, qu’à prendre une discipline
(zoologique, éthologique…) comme référence unique. En effet, l’histoire et ces
disciplines peuvent s’éclairer les unes les autres, l’apport pouvant également
venir de l’histoire. Certes, il y a une limite à l’utilisation de l’éthologie
par l’histoire, c’est le changement des espèces avec le temps : ainsi, l’éthologie
canine sera différente selon l’époque.
Q. Objection : N’aurait-il pas mieux
valu intégrer les biographies animales (vous en avez écrit une sur la première
girafe à venir en France, sur le taureau de corrida Islero) à cette réflexion,
de façon à atteindre l’individualité des animaux ?
E.B.
Oui, je suis d’accord. La difficulté est que l’on ne peut faire de biographie
que pour certains animaux exceptionnels (la girafe, le singe Consul…) pour
lesquels on a des documents, et encore, ces documents ne portent que sur
certains segments de leurs vies. Quant aux biographies existantes, elles sont
en fait écrites du point vue humain.
Q. Il est problématique de présenter l’éthologie
de manière homogène alors qu’elle a connu plusieurs écoles et méthodes. Il
faudrait préciser l’approche que vous suivez.
L’éthologie a commencé par le plus facile à
observer, les comportements. Elle change maintenant : beaucoup de
recherches en cours portent sur les individus et les raisons pour lesquelles
ils sont tous différents.
L’une des voies qui paraît la plus
fructueuse serait celle des neurosciences, qui s’intéressent aux circuits de
récompense, les mêmes chez les humains et chez les animaux.
E.B. On
a besoin d’osciller en fonction des analyses disponibles.