mardi 11 octobre 2011

Compte-rendu de l'exposé de Tristan Garcia


     Pour expliquer comment a pu naître ce projet de faire parler un singe, Tristan Garcia a proposé de revenir sur un certain nombre d'insatisfactions rencontrées dans son éducation scolaire sur la question du point de vue de l'animal.
     1° La première insatisfaction est philosophique : c'est un paragraphe célèbre des Leçons sur la philosophie de l'Histoire : "on ne sait ce que cachent ces bêtes,  et on ne peut jamais se fier à elles. Un chat noir aux yeux ardents tantôt rampant, tantôt bondissant à vive allure, passait jadis pour révéler la présence d'un être malin, d'un fantôme incompris qui se renferme en lui-même ; les animaux sont l'inintelligible." L'animal serait une subjectivité enfermée dans ses limites, incapable de s'exprimer. Cette phrase pénétrait toute une part de la tradition occidentale philosophique et littéraire, par exemple strophe des "Chats" de Baudelaire. On lui trouve un charme dans cette opacité.
     2° Une phrase de Valéry : "l'homme est un animal enfermé - à l'extérieur de sa cage". On retrouve une ligne de pensée qui peut résonner avec des phrases sartriennes, sur l'homme comme étant projeté hors du monde. En négatif, ce qui n'est pas l'humain  n'est pas enfermé dehors mais enfermé quand même. L'animal se trouve enfermé dedans, dans sa prison, dans son soi. Cela évoquait le poème de Blake sur la panthère. L'animal fascine quand il est une intériorité enfermée.
     3° Dans la nouvelle de Poe intitulée "Le Chat noir", plus le narrateur s'aperçoit que son chat manifeste son affection, vient se frotter contre lui, plus il est envahi par une perversité, il veut lui faire du mal. Il finit par tuer le chat et sa femme. Puis le chat revient. Le narrateur ne supporte pas le regard du chat. C'est pourquoi il l'emmure. Mais la police le retrouve par ses miaulement. On a beau enfermer le chat noir de Hegel, il a encore une voix qui fait que le mur tombe.

     Donc en littérature il faut en finir avec cette image hégélienne et laisser s'exprimer l'animal. Mais comment faire ? D'un point de vue littéraire, il fallait lui donner la parole, car il n'y a ni sons ni images. Il va falloir lui donner des mots. Comment écrire quelque chose qui pourrait donner un langage à un animal ? Il y a eu trois étapes.
     1° Cela avait déjà été essayé concrètement en science, ce qu'il a découvert en suivant les cours d'éthologie de Dominique Lestel. Mais cela ne suffisait pas pour produire ce langage de l'intérieur de l'animal.
     2° Lectures d'enfance. Pour un enfant, le fait que les animaux parlent va de soi, parce qu'on lit des mythes, contes fables. a/ Le problème des mythes quand on donne la parole aux animaux, c'est que c'est dans un temps antérieur. Il y a donc une raison pour laquelle ils ne parlent plus. C'est le cas du mythe du messager perverti donnant lieu au mythe du bouc-émissaire. C'est parce que certains animaux ne portent pas la parole des dieux aux hommes qu'ils vont être condamnés à perdre cette parole. b/ Est-ce que ce serait les contes pour enfant ? Animaux ne disent pas ce que ça fait d'être animal. c/ Quant aux fables, le langage donné aux animaux est particulièrement civilisé et destiné à exprimer moins une animalité que des problèmes de civilisation.
     3° Reste la littérature adolescente qu'est la science-fiction : il arrive que les animaux parlent. a/ Kafka, dans le Rapport pour une Académie. Cette nouvelle raconte comment un singe qu'on a sorti de la jungle, pour s'en sortir, comme il le répète, est obligé de se plier aux exigences de l'homme et d'apprendre à vivre comme lui, ce qui signifie parler mais aussi boire de la gnole. Il finit comme une sorte d'épave. S'il a appris le langage, ce n'est pas pour progresser, mais pour s'en sortir. On retrouve l'image de l'animal enfermé en lui-même qui doit apprendre à parler pour s'en sortir. Cela se retrouve dans le roman : si Doogie apprend à parler, c'est pour faire plaisir à ses éducateurs. b/ Simak, Demain les chiens : les hommes sont partis de la terre. Celle-ci est laissée en héritage à d'autres espèces pour qu'elles la gardent dans le souvenir de l'homme parti dans les étoiles. La terre est confiée à leur plus fidèle serviteur : aux chiens, qui sont accompagnés néanmoins de robots. La question de l'apprentissage du langage se pose, au contraire de chez Kafka. Les chiens arrivent à parler par un artifice technique : une sorte de vocodeur qui leur permet de vocaliser. Cette idée se retrouve dans le dessin-animé Là-Haut (Up) des studios Pixar. c/ Un pas supplémentaire est franchi sur le chemin d'un réalisme éthologique, avec Robert Merle, Un Animal doué de raison : dans un contexte de Guerre froide, un professeur éduque un couple de dauphins. Il leur apprend à communiquer. En augmentant l'intelligence de ces animaux, naturellement ils en arrivent à parler. d/ Derniers textes ayant eu une influence : Congo de Michael Crichton, et Le Cycle de l'élévation de David Brin. Celui-ci imagine une communauté intergalactique d'espèces évoluées, les néo-chimpanzés et les dauphins, qui jouent sur l'échelle de l'évolution en essayant d'amener progressivement d'autres espèces sur des planètes et de les éduquer, notamment au langage. Cela pose des questions morales classiques, comme celle de savoir comment apprendre au lion à ne pas dévorer antilope.

     Mémoires de la jungle a donc puisé dans tous ces textes. On a gardé le contenu philosophique du texte de Kafka, le merveilleux et l'absence mélancolique de l'homme de Simak, l'attention à l'éthologie avec Merle et un sens de l'aventure et du refus du ridicule avec Crichton ou Brin. Cela fait souvent rire de faire parler un animal. Comment éviter le ridicule ?
     Le narrateur est Doogie, qui n'est pas tant un sujet au sens classique, sûr de lui quand il prend la parole, que le résultat d'un dispositif complexe. Souvent par sa voix ce sont ses éducateurs qui parlent. Il finit par incorporer les phrases apprises et il essaye de devenir un sujet. Il veut être fidèle à l'humain, mais il se retrouve coincé entre une supposée pure nature de chimpanzé et une supposée culture humaine qu'il n'arrive pas à acquérir et à défendre jusqu'au bout.
     Comment éviter d'être ridicule quand on fait parler un animal ? Si l'on identifie trop cette voix à un singe, on risque d'être trop décalé par rapport au langage humain. Mais si c'est trop expérimental, que l'on transforme trop le langage, on perd la compréhension de ce qui est communiqué. 3° On opte pour une troisième voie : en faisant semblant de prendre la voix d'un singe qui essaye de prendre la voix d'un être humain. C'est donc une analogie entre des pas à franchir. Résultat : s'il y a un point de vue, c'est moins celui d'un foyer, d'une intériorité qui rayonnerait sur le monde, que d'un flux où l'on a une voix pénétrée de langage humain qui essaye de se réaliser mais reste un entrelacs, où il y a le flot de son éducation, la mémoire, et celui de la nature, le flux.
    Ainsi, page 104, la jungle reflue vers Doogie. L'injonction centrale du livre est de tenir la fidélité à ce qu'il a appris, mais Doogie essaye de la tenir dans un environnement qui le ramène à son corps. On ne sait pas si c'est un point de vue ou un sujet, mais en tout cas le roman essaye de bâtir quelqu'un qui serait un animal d'une autre espèce que la nôtre, et pris entre ces flots contraires. Entre ces flots contraires, il s'agissait de faire naître un langage.

     Pour construire ce langage, un texte de Rousseau servait de fil conducteur, extrait du Discours sur l'origine des langues, dans lequel il parle notamment de l'écriture qui ne fixe pas la langue mais l'altère. En écrivant, on est moins dans la précision que dans le sentiment. De la même façon, le langage recherché pour construire le roman veut être fidèle aux "inflexions de toute espèce". En oralisant l'écriture, il s'agit de reproduire une parole qui serait fidèle aux sons, aux inflexions, au tons, au rythme, qui serait celui du corps d'une autre espèce. On cherche à exprimer par un langage écrit quelque chose du son, d'un corps d'une autre espèce.
    Comment construire un langage fidèle à une autre espèce ? Ce langage est très réfléchi.
     1° On introduit ponctuellement des mots étrangers, de l'anglais, pour lui faire parler la langue de ceux qui l'ont formé, issus de l'éthologie anglo-saxonne. La différence entre monkey et ape ne passait pas en français. Cela permet donc d'introduire l'étrangeté. 2° Il s'agit d'une langue ludique, on joue par exemple sur le double sens de hurt pour la blessure, le mal, comme si c'était le sens français de heurter. 3° On recourt à des expressions savantes figées, détournées par Doogie, par exemple "Cher très cher respect". Il faut que parle en Doogie quelque chose d'autre qui est le langage humain. Il est un miroir déformé de la manière dont un humain peut parler à un enfant. La représentation du temps utilise par exemple des images spatialisées, disant "tant de jours sont tombés du calendrier". En régressant, il détourne le langage qu'il a appris. 4° Il y a un système de répétition pour exprimer le rythme d'une voix et d'un corps. Certains mots reviennent sans cesse sur eux-mêmes, pour faire sentir la nervosité du chimpanzé. On cherche à faire sentir au lecteur le rythme d'un corps. 5° Cris et onomatopées cherchent à rendre rendre sa voix naturelle. Par exemple, les voyelles sont plus ouvertes quand Doogie se trouve chez les bonobos, alors que le chimpanzé a des sonorités plus fermées. 6° Beaucoup de discours indirect se trouve mêlé au discours direct. Fréquemment, Doogie retrouve des phrases de son éducations, "Doogie, tu es un bon singe", etc. Petit à petit il oublie ces phrases, allant vers un discours indirect de moins en distinct du discours direct. Doogie perd en grande partie son langage, "le ciel ciel, la terre terre". Mais à mesure qu'il perd ce langage, il se construit, il devient soi.
     Pour conclure, ce livre a tâché de construire un point de vue hybridé entre la mémoire et la jungle. C'est à la fois une expérience et une aventure, une expérience de langage et un récit d'aventures. L'animal tente une sortie de soi, une aventure hors de soi. La confluence entre nature et animal permet une sortie de soi à l'animal qui va vers le dehors. On s'oppose donc à l'idée vue au début d'une animalité renfermée en elle-même. A la croisée entre homme et animal, dans la représentation pourrait exister une subjectivité interspecifique. C'est un essai. Entre l'en-soi de la nature et le pour-soi de la culture, il y aurait ce roman.